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Mulan - Khutulun, la lutteuse invincible

Talap Zamanbol, 14 ans, avec son aigle dans la région de Bayan-Ölgii en Mongolie. La jeune kazakh pratique la chasse à l'aigle (sur son cheval, car ces chasseurs traquent renards, lapins et loups) durant le week-end lorsqu'elle retourne à sa vie nomade. Mais si seulement 400 chasseurs sont officiellement enregistrés, la pratique est toujours présente au Kazakhstan et en Mongolie où se déroule chaque année une grande compétition de deux jours. Élevés depuis leur éclosion, les aigles (presque exclusivement femelles, plus massives et puissantes) sont profondément liés à leur dresseur qui leur chante des chansons et finit par les relâcher après quelques années par respect pour leur liberté. - 6/10/2018, photo de Hana Reyes Morales pour le New York Times.

Continuons notre tour des guerrières d'Asie en faisant un crochet par la Mongolie, terre des ancêtres de Mulan. Il sera intéressant de voir comment les combattantes y étaient perçues et si nous pouvons en tirer quelques leçons.

Khutulun the Huntress - 2019, Caroline Young, peinture sur feuille d'or, 50.8cm x 50.8cm.

Khutulun

Fille du cousin de Khubilai Khan (petit-fils de Genghis Khan et fondateur de la dynastie de Yuan en tant que conquérant de la Chine dès 1271), Khutlun était donc issue de la noblesse Mongole, mais elle fut surtout connue pour ses exploits en tant que lutteuse et guerrière.

 

Elle est née en 1260 alors que son père, Kaidu, commençait son ascension de vingt ans durant lesquels il devint le plus puissant khan d'Asie centrale. Possédant des terres allant de la Mongolie à l’Afghanistan et de la Sibérie à l'Inde. Elle chevauchait aux côtés de son père durant les batailles où elle affronta notamment les troupes de Khubilai.

 

Après l'avoir rencontrée, Marco Polo la décrivit comme une superbe femme capable de soudainement quitter la troupe de son père pour plonger au cœur d'une armée ennemie sur son cheval afin de capturer sa proie aussi facilement qu'un faucon enlèverait un petit oiseau.

Il s'agissait apparemment d'une stratégie personnelle qu'elle effectua spontanément plusieurs fois sans consultation préalable, fonçant subitement et ramenant simplement le général ennemi à son père tandis que les armées s'affrontaient toujours, inconscientes que leur commandant était déjà capturé.

 

Enfant favorite de son père, elle insistait pour que ses prétendants réussissent à la vaincre lors d'un concours composé d'épreuves de force physique, d'endurance et de tactiques militaires. Elle acceptait n'importe quel défi tant que l'homme pouvait parier cent chevaux qu'il perdrait en cas de défaite.

Invaincue, elle amassa grâce à ses victoires une horde de dix mille bêtes tout au long de sa vie, selon les dires.

Une célèbre histoire autour d'elle parle d'un puissant prince si sûr de lui qu'il offrit mille chevaux en cas de défaite.

Les parents de Khutulun lui demandèrent intensément de perdre "par accident" mais elle leur rit au visage et s'en alla en disant qu'elle ne s'abaisserait jamais à perdre volontairement un combat. S'il la méritait, son mari devrait gagner honnêtement le duel.

Cette vision fit grand bruit à une époque où les chinoises de la cour devaient toujours s'incliner devant les hommes et les personnes âgées. Les mongoles, elles, avaient leur propre point de vue et n'hésitaient pas à l'affirmer devant quiconque.

D'ailleurs le cas de Khutulun est particulièrement impressionnant mais il n'est pas unique puisque les archères montées n'étaient pas rares dans les armées mongoles et, comme souvent dans les sociétés nomades, les familles fonctionnent fréquemment en tant que matriarcat.

 

Finalement, après un duel acharné, Khutulun vainquit son prétendant par un puissant mouvement qui envoya son adversaire au sol, action particulièrement humiliante pour son adversaire qui était, malgré tout, le plus puissant qu'elle ait affronté. Humilié d'avoir perdu devant une "simple femme", il s'en alla immédiatement en laissant ses mille chevaux derrière lui.

Archère montée lors de l'épreuve dédiée des Nomades Games au Kyrzygzstan qui dure une semaine deux fois par an. Une autre épreuve populaire consiste à ce qu'une femme chevauche le plus vite possible pendant qu'un homme essaye de la rattraper pour lui voler un baiser. Différentes versions de lutte à cheval sont également présentes. - 2018, Cholpon-Ata, Kyrgyzstan.

Mongoles en armure de guerre traditionnelle pour archerie montée. Source inconnue mais les modèles ressemblent à des reconstitutions d'armures se portant encore au XVIIème siècle.

Mais elle n'était pas célèbre que pour ces duels pour remporter sa main, elle est surtout connue en tant que championne invaincue de tous les tournois de lutte (bökh) auxquels elle participa.

Un sport sans catégorie de taille ni de poids (ni de sexe à l'époque) où le but est de faire toucher le sol à son adversaire sans limite de temps ou d'espace. Les affrontements pouvaient parfois durer des heures à se repousser brutalement "comme deux éléphants".

 

Fierté de son père, elle représentait toutes les valeurs guerrières et nomades de son peuple.

Honorable et brave, elle préférait de loin la vie de nomade et de guerrière à celle de sédentaire et vivait dans les grands espaces, loin des palais et du luxe. Son but était de trouver un mari aussi puissant qu'elle et non pas un érudit ou un politicien.

Finalement, la propagande de Khubilai fit courir partout le bruit d'une relation incestueuse avec son père qui expliquerait sa résolution à ne pas se marier.

Pour éviter l'humiliation de sa famille, elle choisit d'épouser sans duel un guerrier de son père et resta donc invaincue malgré son mariage à un homme qu'elle avait choisi par défaut.

 

Avant sa mort, son père ne se reposait pratiquement plus que sur les avis militaires de sa fille et essaya de la désigner comme son successeur à la tête de son royaume.

Mais comme régner ne l'intéressait pas, elle préféra éviter les luttes de succession face à ses frères qui protestèrent et servit plutôt en tant que général de son frère aîné durant quelques années. Malheureusement, elle mourut rapidement après, à quarante-cinq ans, dans des circonstances inexpliquées, supposant un complot de ses frères jaloux de ses succès et de sa renommée.

L'actrice mongole Chuluuny Khulan dans le film "Mongol" où elle interprète Börte, la première femme de Temüjin (Genghis Khan), issue d'une tribu où les femmes étaient réputées pour être très belles, c'est surtout son intelligence qui impressionnait ses interlocuteurs. De fait, elle conseilla activement son mari et dirigeait son propre territoire avec sa cour lorsque celui-ci partait conquérir au loin - 2007, Sergei Bodrov, Andreevski Flag/Kinokompaniya CTB/X-Filme Creative Pool.

Chasseuse mongole en tenue traditionnelle dans la province de Bayan-Ölgii - 2017, photo libre de droit, Mongolie.

François Pétis de la Croix en costume persan - Fin XVIIème siècle.

Malgré le récit de Marco Polo et un grand nombre de chroniqueurs musulmans (comme le célèbre perse Rashid-al-Din Hamadani dont les travaux sont une source inestimable concernant l'Histoire Mongole), Khutulun tomba rapidement dans l'oubli jusqu'en 1710.

À cette époque, le français François Pétis de La Croix, envoyé en Syrie, Perse et Turquie par Colbert pour étudier les différentes cultures orientales, publia plusieurs compilations de contes et chroniques historiques locales.

Dans ses cinq volumes nommés Les Mille et un jours, (publiés juste après l'adaptation des Mille et Une Nuits de son ami Antoine Galland) l'histoire de Khutulun y est donc décrite après être passée par le prisme perse, puis turc.

 

Ici, pas de Khutulun, mais bien Tourandocte venant du perse Turandokht توراندخت, ("la fille de Turan"). Turan, ou le pays de Tur, étant le nom historique d'une région d'Asie Centrale pour les perses, même s'il est établi dès le début qu'il s'agit de la princesse de la Chine vivant à Pékin (Beijing).

Avec le temps, son nom se déformera et elle est aujourd'hui nommée Turandot, mais nous verrons cette évolution sous peu.

 

Pétis de la Croix a récupéré ses contes du recueil turc Al-Farage ba‘d al-schidda (La joie après l'affliction), traduction de son équivalent perse plus ancien ayant mélangé l'histoire de Khutulun avec le poème du Dome Rouge du Haft Paykar écrit par le perse Nizami Ganjavi en 1197. Cependant, il entend les réadapter et les structurer de la même façon qu'Antoine Galland auparavant.

C'est-à-dire qu'un certain nombre de contes s'articulent à travers les récits quotidiens d'une nourrice qui veut réassurer la jeune Farrukhnaz qui n'a plus confiance envers les hommes car elle les juge tous infidèles à leurs épouses. Il corrige donc le défaut qu'il reproche à Galland en donnant une cohérence à tout le livre puisqu'ils s'articulent autour d'un thème commun à la gloire des hommes fidèles, poussant donc les jeunes filles à se marier en toute confiance.

On peut d'ailleurs le voir dans le conte qui nous intéresse avec la phrase du père de Tourancdote qui la félicite de renoncer à "cette aversion [des hommes] si contraire à la nature".

Avant tout, résumons l'histoire quelque peu oubliée de nos jours.

Tourancdote est donc la princesse de Chine, fille du roi Altoun-kan, et celle-ci refuse de se marier avec quiconque. Elle finit même par se laisser tomber malade afin de faire jurer à son père d’émettre un édit obligeant tous ses prétendants à répondre correctement à une question de science posée par la princesse s'ils veulent sa main sous peine d'être décapités sur-le-champ.

La princesse est décrite comme si belle qu'il est impossible de la peindre dans toute sa beauté et elle "connaît toutes les sciences, y compris celles réservées aux hommes". Multilingue et surtout experte en théologie (Confucianiste, ici nommé "Berginghuzin"), elle est surtout réputée pour sa "détestable cruauté". Le bruit court qu'elle ne rejette ses prétendants que parce que sa beauté l'a rendue vaine et trop importante pour quelque homme que ce soit.

 

Calaf, prince nogai (ethnie turque vivant au nord du Caucase, entre la Turquie et la Russie, et descendant de la horde mongole et turque du même nom), beau, fin stratège et cultivé à l'extrême arrive lors de l'exécution de l'un des jeunes prétendants. Notons au passage un petit taquet à la jeunesse à travers eux puisque leur nombre s'explique par le fait que "tout le monde a bonne opinion de son esprit, et surtout les jeunes gens".

Tombant amoureux de la princesse seulement au travers d'un dessin, il décide la conquérir aussi bien par défi que pour sa beauté. Et contrairement à ce que l'on lit souvent, non pas pour faire cesser les exécutions. Il dit lui-même qu'il s'agit d'un bon à côté qui plaira à son futur beau-père qui souffre de ces exécutions à répétition.

À ce stade, il est d'ailleurs bon de préciser que, si tout le monde affirme la cruauté de la princesse, celle-ci se lamente du fait qu'elle ne comprend pas pourquoi les hommes s'acharnent à la courtiser malgré les risques. Elle avait d'ailleurs précisé dès le début à son père que le but de ce stratagème était que les hommes la laisseraient normalement tranquille après les premières exécutions.

Si elle pleure surtout de désespoir d'être ainsi convoitée malgré son désir évident de célibat pour mener une vie d'études, elle ne peut en effet s’apitoyer sur le sort des prétendants qui savent parfaitement dans quel péril ils s'engagent. Ils doivent d'ailleurs déclarer publiquement avant leur exécution qu'il ne peut y avoir de représailles puisqu'il s'agit de leur choix en âme et conscience.

Anna May Wong (née Wong Liu Tsong) en tant que Turandot. Elle fut la première actrice asiatique née aux Etats-Unis au succès international dont la vie passionnante fut marquée par ses combats contre le racisme intensif d'Hollywood qui ne présentait les chinois qu'en tant que clichés racistes ambulants. Dégoûtée des règles stupides comme l'interdiction des baisers "interraciaux" et le fait que les rôles de personnages asiatiques étaient donnés à des blancs, mexicains ou indiens (et si un asiatique était casté en rôle principal, son salaire était simplement la moitié de celui d'un blanc n'apparaissant que 25 minutes à l'écran), elle voyagea toute sa vie. Tournant dans des films du monde entier avec un talent impressionnant et dans la langue locale de façon fluente, elle est l'un des piliers les plus importants de l'acceptation des asiatiques dans la culture américaine. - 1937, photo de Carl Van Vechten.

Turandot, peinture pour The Washington Opera par l'artiste de fantasy nippo-américaine Kuniko Y. Craft - Années 2000.

En résumé, Calaf répond non pas à une, mais à trois questions de la princesse (qui sont en réalité des questions plus ou moins scientifiques déguisées sous forme d'énigme). Celle-ci, dépitée, refuse pourtant de concéder sa défaite et demande un délai.

Calaf propose alors de renoncer à cette victoire durement acquise si la princesse peut donner le nom du prince qui se tient face à elle (sous une forme plus énigmatique, évidemment).

Lui accordant même une nuit de réflexion, il va s'amuser avec le roi du fait que Tourancdote est donc ainsi piégée, car elle ne pourra pas trouver son nom et a reconnu publiquement qu'elle s'engageait à l'épouser dans ce cas.

 

Pendant que la princesse tente de se défigurer, maudissant ce visage qui attire tous les hommes la voyant comme un prix à gagner, sa suivante va proposer à Calaf de s'enfuir avec elle car la princesse souhaite le faire assassiner. Surpris mais résolu à accepter son destin car il ne trouvera pas de plus belle femme dans le monde, le prince refuse donc les avances de la servante.

Le lendemain pourtant, pas d'assassinat. Tourancdote apprend alors à Calaf qu'elle connaît son nom grâce à sa servante mais accepte pourtant de l'épouser malgré sa victoire.

 

Petit aparté, peut-être êtes-vous comme moi et vous attendez maintenant la révélation qu'il s'agissait d'un piège psychologique de la princesse ayant envoyé sa servante pour déstabiliser le prince et le pousser à fuir mais, apprenant sa résolution et son amour à toute épreuve, elle commença à éprouver des sentiments ou du respect envers lui ?

Et bien non, elle a simplement changé d'avis sans raison durant la nuit...

Après ce retournement de situation très... facile... (qui a dit "nul" ?) on apprend que Tourancdote connaît son nom grâce au fait que Calaf l'a laissé échappé durant sa discussion avec la servante. Servante qui avoue avoir réellement voulu s'enfuir avec lui pour échapper à sa condition d'esclave et, privée de solution, elle se plante donc une dague dans le cœur pour être enfin libre.

Le couple se marie donc après une semaine de deuil royal (pour une esclave) et ils coulent alors des jours heureux après avoir pacifié les régions voisines de la Turquie pour aider la famille de Calaf.

Alors, si l'on parle de ce récit ici, c'est qu'il y a quelques petites choses à évoquer, notamment sur la place des femmes.

Avant tout, il est bon de préciser que l'auteur connaît très bien la Perse (il y a vécu dix ans, parlait couramment le perse et l'arabe et était secrétaire-interprète des langues orientales auprès du roi) mais, comme Antoine Gallant, sa vision de l'Orient se limite essentiellement à celle héritée du Moyen-Orient.

Si Aladdin s'en sortait mieux en ne précisant pas exactement où se situait l'action, on a ici une description d'un "Pékin" qui n'aurait pas dépareillé au milieu des royaumes perses avec ses chinoises voilées aux cheveux bouclés.

 

À part quelques détails comme un vin de riz, le théâtre improvisé chinois ou la précision du blanc en tant que couleur du deuil il est clair que François Pétis de La Croix a soit conservé les descriptions du texte perse sans les remettre en question, soit décrit la Chine avec ses connaissances de l'Orient se limitant au Golfe Persique.

Pourtant, il éditera aussi une biographie de Genghis Khan écrite par son père, également orientaliste renommé. Il devait donc avoir une certaine connaissance de la culture mongole.

Le Jardin Chinois - 1742, François Boucher, huile sur toile, 40.5 x 48 cm, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon, France.

Vases couverts de style orientaliste et fabriqués à Worcester en Angleterre - c.1770, Jeffreyes Hammet O'Neale, 38.7 x 16.5 cm, porcelaine tendre, Metropolitan Museum of Art, New York, Etats-Unis.

Il est vrai qu'au début du XVIIIème siècle, après des siècles de cultures se développant en parallèle, le commerce entre l'Orient et l'Occident s'accrut soudain et la France, fascinée par ces mystérieux pays lointains, entra dans une longue période (mais ne faisant pas l'unanimité) d'intégration de différents aspects de l'art asiatique.

Cet amour soudain donnera même la définition d'exotisme (et de sa sous-catégorie, l'"orientalisme") qui s'applique lorsqu'une culture est attirée par l'étranger et ses différences comme les grecs et romains avaient déjà été intéressés par leurs voisins de l'Est.

 

Les personnes ayant directement visité l'Extrême-Orient restant extraordinairement rare, l'aura mystique se développa d'autant plus et cette fascination donna naissance aux "chinoiseries", imitations mixtes d'arts chinois, coréen, indien, perse et japonais, le tout désigné sous l'appellation générique d'"Orient" ou "Chine".

Cet art, lointaine appropriation culturelle d'une vision déformée et fantasmée d'un continent entier a donné naissance à de nombreuses œuvres profitant de cet engouement.

Les Mille et Une Nuits, évidemment, mais également Lettres Persanes de Montesquieu, Candide de Voltaire ou Supplément au voyage de Bougainville de Diderot utilisent cet attrait pour l'exotisme afin de critiquer la société française, souvent à travers un regard extérieur.

Petit point critique supplémentaire envers l'œuvre lié à cette série d'articles sur la place des femmes en Asie : on voit ici un gros problème des récits de l'époque.

Bien sûr, s'il faut toujours remettre le récit dans son contexte historique et le lier aux mentalités d'alors, il reste intéressant de noter leurs évolutions pour faire un rappel des erreurs à ne plus commettre. Ici, le problème est lié à la beauté des protagonistes qui l'emporte sur tout le reste.

Le cas le plus évident est lié à Tourancdote puisque, malgré son intelligence et son immense culture évoquées au début du récit, on ne parle ensuite que de sa beauté, argumentant qu'elle doit être douce au fond puisqu'elle est belle.

Son intelligence n'étant alors évoquée qu'en tant que trait négatif qui lui permet de terrasser les prétendants, mais n'est jamais évoquée comme un attrait potentiel pour les hommes.

De même, le prince perse Calaf est chaque fois pris en affection par tous les protagonistes grâce à sa beauté, y compris par le roi de Chine qui lui propose rien de moins que d'être son héritier juste après avoir vu son visage pour la première fois.

 

Ce phénomène courant dans les contes de toutes périodes n'est pas qu'un effet scénaristique pour que le lecteur comprenne que le héros est parfait à tout point de vue. Il s'agit surtout d'un biais cognitif bien présent chez tous les humains : l'effet de Halo.

Il s'agit d'une tendance que notre cerveau a d'attribuer des qualités positives à quelqu'un (ou a une marque) que nous apprécions déjà pour d'autres points sans liens. Dans la vie de tous les jours, un effet courant est donc de penser que quelqu'un possédant des traits considérés comme agréables sera également bon ou honnête par exemple.

 

Encore aujourd'hui, même en sachant que l'apparence n'a rien à voir avec le mental, cet effet a toujours des répercussions négatives pour des millions de personnes qui ne sont pas considérées comme des canons de beauté.

Soit parce que, inconsciemment, nous aurons tendance à le juger plus durement, soit parce que sa place aura été prise par une personne visuellement plus agréable malgré des aptitudes identiques (dans le cadre d'une recherche d'emploi par exemple).

 

Si cet effet est facile à distinguer dans les cas extrêmes comme une discrimination raciale, il est pourtant présent dans des détails comme par exemple une attirance pour certains traits bien spécifiques (comme la couleur des cheveux). Inconsciemment, un employeur pourrait favoriser la personne dont les traits sont plus proches de ses préférences car son cerveau, appréciant les cheveux bruns de l'un des candidats, aura tendance à lui faire plus confiance. 

Maintenant, imaginez cet effet à une époque où l'on pensait toujours que la beauté de "l'âme" avait un effet sur l'apparence et vous comprendrez que tous les héros médiévaux étaient de grands princes correspondant parfaitement aux canons de beauté d'alors.

Gandhara Bouddha, statue créée dans l'empire Kushan - Ier siècle, 111.2cm, statue de schiste, Tokyo National Museum, Tokyo, Japon. Le halo, lumière dorée ou blanche irradiant des personnages importants ou sacrés dans l'art n'est pas l'apanage du christianisme comme beaucoup le pensent. Dès la première civilisation du sixième siècle avant notre ère, chez les sumériens, on parle du melammu, une brillance émanant des "dieux, héros, rois, temples et symboles divins". Parmi toutes les autres descriptions apparaissant dans la Grèce ou dans la Rome antique, Homère parle également de la lumière entourant les héros lors des batailles de l'Iliade. La statue de la liberté créée par Gustave Eiffel tient d'ailleurs sa "couronne" du colosse de Rhodes qui était une statue du dieu solaire Helios portant cette couronne symbolisant des rayons de lumière. De même, l'Asie utilise les mêmes halos et auréole depuis environ 1500 avant notre ère pour la représentation de dieux comme Shiva ou Bouddha. Il s'agit d'ailleurs de la source probable de la popularisation de l'utilisation de halos sur les figures royales dans le monde entier puisque cette représentation apparaît dès les années 30 sur la monnaie de l'Empire Kushan (dans les actuels Afghanistan, Pakistan et Nord de l'Inde) qui a dû se rependre à l'Est comme l'Ouest. Étant très présent dans l'iconographie asiatique, bien plus qu'en Europe, le halo est donc bien loin d'être d'origine chrétienne.

Dans Dragon Ball, adaptation parodique du Voyage en Occident (西遊記, Xī Yóu Jì) et, plus généralement, dans l'univers de l'auteur, les personnages décédés commencent leur nouvelle vie dans l'au-delà en arborant une auréole qui ne disparaît que s'ils sont ressuscités. Grâce aux différents passages se déroulant dans l'au-delà, voir de la présence prolongée de personnages décédés revenant temporairement sur terre, il s'agit de l'une des représentations les plus populaires de ces dernières décennies. Elle a d'ailleurs participé à généraliser l'utilisation de cette exacte auréole pour représenter un personnage mort dans la culture populaire - 1984, Dragon Ball, Akira Toriyama, Bird Studio/Shueisha.

-Et pourquoi Jésus était représenté en Europe comme un grand blond alors que les artistes savaient parfaitement à quoi ressemblaient les habitants de Jérusalem.
Comment leur sauveur pourrait-il avoir des traits "imparfaits" comme ceux des musulmans ?

 

Au final, cet aspect est rapidement lourd à lire aujourd'hui puisque, contrairement à des récits antérieurs insistant sur la beauté intérieure (mais se transformant au final en beau prince tout de même...), ici chaque paragraphe insiste sur la beauté incommensurable des protagonistes sans s'occuper de leurs actions.

Calaf, par exemple, malgré sa grande beauté, se révèle souvent manipulateur et insiste bien sur le fait que la beauté de Tourancdote est si importante que peu importe si elle est en pleurs et en rage, il l'épousera... Voilà pourquoi il faut moderniser les contes : aujourd'hui, le mariage forcé est sévèrement réprimé, pouvant aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement et 45 000€ d'amende selon les conditions. On n'élève plus en héros un bel homme prêt à tout pour avoir une belle femme.

 

-D'ailleurs un autre effet psychologique lié à l'effet de Halo qui illustre que les intentions de quelqu'un seront reçues différemment selon les sentiments du destinataire. Dans un film où le protagoniste surprend une femme qu'il vient de rencontrer en bas de chez elle, nous avons deux réactions : "Oh ! Ce bel homme a tout fait pour me retrouver ? C'est vraiment romantique !" et "Cet homme dégoûtant n'a reculé devant rien pour découvrir des détails de ma vie privée ? Quelle horreur !". Pourtant, la situation est rigoureusement la même du point de vue du protagoniste. Seulement l'attraction, généralement basée sur le physique, change.

Pour finir sur ce livre, parlons rapidement de ses influences sur la culture populaire.

 

Tolkien a très probablement été inspiré par la session du duel d'énigmes où Tourancdote pose des questions de culture générale déguisées en énigmes auxquelles doit répond le prince. Après un échange à la loyale, celui-ci accepte finalement de laisser la princesse libre si elle répond à une question plus fourbe et sans possibilité pour elle d'y répondre.

 

S'il s'agit d'une supposition sans preuve de ma part comme une interview de l'auteur, j'avoue que la lecture de ce passage m'a plus que très fortement évoqué le duel d'énigmes entre Bilbo et Gollum du Hobbit se terminant lorsque Bilbo déclare machinalement "qu'est-ce que j'ai dans ma poche ?".

The Hobbit: An Unexpected Journey, concept art - 2012, Peter Jackson, Warner Bros. Pictures / New Line Cinema / Metro-Goldwyn-Mayer / WingNut Films.

Jasmine Coloring Page by Wickfield

En référence bien plus évidente, cette histoire a surtout inspiré le film Aladdin de Disney car, comme nous l'avions vu, la princesse Badroulboudour du texte de Gallant est parfaitement aseptisée tandis que Jasmine ressemble trait pour trait à Tourancdote.

 

Celle-ci partage avec son héritière sa volonté de n'accepter aucun prétendant non digne d'elle, son esprit rebel et son caractère explosif. De même, elles ont en commun des pères qui ne peuvent rien leur refuser et désespèrent de devoir s'humilier devant tous les princes défaits par leur terrible fille (et en poussant un peu, on peut également leur trouver un caractère très naïf, tombant sous le charme du beau prétendant de leur fille dès les premières secondes).

 

Au final, en relisant cette histoire, j'ai bien plus eu l'impression de lire le roman du film Aladdin qu'avec le texte de Gallant qui, au final, n'avait qu'un génie en commun.

 

Petit détail bonus pour finir, Tourancdote et Badroulbodour sont censées être chinoises et pourtant, dans leur description de leur œuvre respective, elles sont plus proches de la princesse d'inspiration arabe qu'est Jasmine dans l'adaptation Disney.

Rencontrant un franc succès, l'histoire de Tourancdote fut par la suite adaptée de nombreuses fois en pièces et en opéras dont le plus célèbre est celui inachevé de Giacomo Puccini sur lequel il travaillait lorsqu'il mourut en 1924 : Turandot.

 

Adapté d'une pièce de la commedia dell'arte écrite en 1762 par le comte Carlo Gozzi, il y aurait beaucoup à dire sur l'influence de cet opéra sur la culture populaire à une époque où l'attrait l'exotisme de l'extrême Asie était en plein essor, notamment grâce aux récits d'aventures pulps américains (auxquels Spielberg rendra spécifiquement hommage dans Indiana Jones and the temple of Doom par exemple).

Mais pour éviter de trop se concentrer sur une autre adaptation de la descendante de Khutulun, disons simplement que l'opéra fut un franc succès malgré une imagerie mixée entre l'Inde, la Perse et la Chine mais qui, à l'époque, évoquait suffisamment l'Asie pour le public Européen.

 

-Et petit détail amusant, Puccini tenta d'incorporer des éléments musicaux chinois dans Turandot, comme le thème de la princesse nommé Mò Li Hūa (茉莉花) ou, une fois traduit : Jasmin (Jasmine en anglais, donc...). Si vous avez suivi, vous devriez faire un lien avec un film rapidement évoqué précédemment, au cas où l'inspiration n'était toujours pas évidente.

Turandot, poster promotionnel - 1926, illustration de Leopoldo Metlicovitz.

Représentation de Turandot par le Metropolitan Opera - 2019, photo par Hiroyuki Ito pour le New York Times.

À titre très personnel, je pense que Turandot reflète une vision occidentale et fantaisiste de l'Asie qui ne doit plus tenter de s'adapter pour correspondre aux critères moraux et sociétaux de notre époque. Les racines de l'œuvre sont maintenant trop éloignées de notre monde actuel.

 

Représenter l'Est de façon aussi ridiculement inexacte franchit aujourd'hui la ligne du racisme. Situer l'action en Chine n'apporte rien au récit, si ce n'est de les présenter comme un peuple étrange ayant besoin de recevoir la sagesse du "monde civilisé".

Le cœur de l'histoire reste l'indépendance (non respectée) de Tourancdote. La placer dans un récit respectueux d'un point de vue historique ou même dans un monde purement fantastique ou moderne ne changerait rien à l'intrigue.

Cependant, la morale même de l'histoire serait également à retravailler totalement pour ne pas tomber dans du sexisme de bas étage.

 

Les éléments les plus intéressants ont été repris dans Aladdin de 1992 (vœux d'indépendance de la princesse et héros surmontant les épreuves par son intelligence) mais d'une façon moderne et non encombrés par le reste du récit maintenant trop daté.

Je pense qu'il faudrait continuer d'étudier cet opéra en tant qu'artefact appartenant à son époque, notamment pour éduquer sur le contexte historique et la vision du monde d'alors. Mais surtout, il faudrait définitivement arrêter de l'adapter et de le traiter comme une œuvre toujours d'actualité en ne modifiant que les détails racistes les plus apparents. Refaire l'intégralité de l'œuvre serait plus que nécessaire pour être adaptée à notre époque, mais n'aurait alors plus aucun lien avec l'original.

L'orientalisme aurait dû disparaître depuis le siècle dernier et chaque tentative pour prolonger sa survie s'achève invariablement par un échec culturel et critique. 

À l'exception de quelques initiatives qui ne cachent pas le racisme de l'œuvre d'origine et l'utilisent comme un prétexte pour produire en parallèle une exposition confrontant le problème de face. Elles tentent ainsi d'éduquer la jeunesse sur le contexte historique et faire comprendre l'évolution de la société et les dégâts qu'une telle représentation peut engendrer aux générations plus âgées et parfois réfractaires au changement.

 

La musique de Puccini est superbe et doit être conservée, mais ne doit plus servir de support à une représentation visuellement dommageable, ne serait-ce que pour nous épargner les "yellow face" et les costumes franchement racistes créés pour évoquer une Chine qui n'a jamais existé que dans l'esprit fantasque d'Européens d'il y a trois cents ans sachant à peine distinguer un Turc d'un Chinois.

 

- On parle aussi des personnages de Ping, Pang et Pong ? Non ? Pas la peine ?

Représentation de Turandot par l'Arizona Opera - 2011

Kuthlun interprétée par Claudia Kim - 2014, Marco Polo, John Fusco, The Weinstein Company TV / Electus.

En très bel exemple de jeu du téléphone sans fil, avec le temps, la princesse mongole devint donc perse, russe ou chinoise (et parfois japonaise selon les adaptations de Turandot) mais ne revint jamais plus dans les steppes de son illustre modèle.

 

En dehors de sa présence sous les traits de l'actrice Sud-Coréenne Claudia Kim dans la série Marco Polo de Netflix ou dans quelques épisodes du drama chinois de 2009 Yi Tian Tu Long Ji (倚天屠龙记 - Heaven Sword and Dragon Sabre), il n'y a aujourd'hui plus qu'en Mongolie où nombre d'histoires parlent d'elle et où un hommage permanent lui est fait à travers de nombreux romans et, surtout, lors des tournois.

En effet, si depuis son époque les hommes et femmes n'ont plus de luttes mixtes, tous les participants portent une chemise leur dénudant la poitrine et le vainqueur agite ses bras pour bien l'exposer. Il montre ainsi à la foule qu'il est bien un homme et non pas une nouvelle princesse venue profiter de sa force pour vaincre les champions masculins.

 

Comme le souligne justement le professeur Jack Weatherford (auteur du très bon The Secret History of the Mongol Queens: How the Daughters of Genghis Khan Rescued His Empire), il est finalement plus intéressant d'observer ceux qui se rappellent que ceux dont on se rappelle.

Si l'Occident a choisi de se souvenir d'une princesse Turandot fière et succombant finalement à l'amour, les mongols ont préféré rendre hommage à la guerrière et athlète qu'aucun homme n'aura jamais réussi à vaincre. Et ainsi, chaque danse de victoire d'un homme rappelle à tous que leur plus grande championne restera toujours une femme.

Quelques sources pour aller plus loin et liens partenaires :

Les Mille et un jours : contes orientaux. Extrait : L'histoire de Calaf et de la princesse de la Chine - François Pétis de la Croix, édition Garnier de 1919, pages 125 à 201.

Les Mille et un jours : contes orientaux. Extrait : L'histoire de Calaf et de la princesse de la Chine - François Pétis de la Croix, édition A. Desrez de 1840, pages 89 à 117.

Histoire de Calaf et de la princesse de la Chine. Extrait : Introduction par Paul Sebag - François Pétis de la Croix, édition l'Harmattan de 2000, pages 9 à 15. Texte original de l'édition de Paul Sebag, C. Bourgois éditeur, 1981.

La mise en recueil des Mille et un jours - Christelle Bahier-Porte, OpenEditions Journal, texte original tiré de Féeries numéro 1, 2004, pages 93 à 106.

The Wrestler Princess - Jack Weatherford, Lapham's Quarterly, 27 septembre 2010.

The Secret History of the Mongol Queens: How the Daughters of Genghis Khan Rescued His Empire - Jack Weatherford, Crown, 2010.

Biographie d'Anna May Wong - Wikiland

Partie 1 - La cavalière du Nord

Partie 2 - Le combat d'une femme

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Ecrit par Anthony Barone dans Contes et Légendes le 29 Mars 2022

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