Saurian by Arvalis
Mythes ou Préhistoire ? - Le Cyclope
Comme nous l'avons déjà dit, une grande partie de notre bestiaire fantastique est née de l'imagination fertile de notre cerveau dans les instants de panique.
Des bruits non identifiés dans la forêt ? Sûrement des petites créatures magiques et farceuses. Un individu malsain ? Il doit accomplir des rituels ou consommer la chair de ses victimes pour être aussi imposant. Malgré un ascétisme poussé, les charmes de cette femme restent tentants ? Il s'agit sûrement d'une démone tentatrice...
Il existe pourtant quelques créatures nées d'observations (erronées). Nous avions déjà vu le pard qui vient d'une mauvaise transmission de descriptions de grands félins. Nous allons maintenant aborder des créatures mythologiques plus anciennes inspirées par des animaux l'étant encore plus.
Cyclop by Moonxels
Commençons doucement par un exemple concret déjà connu de beaucoup : le cyclope.
Géant humanoïde n’arborant qu'un unique œil au dessus du nez, il n'est, à l'origine, que peu différent des humains dans son comportement. Avec le temps, celui-ci a cependant fusionné avec celui de l'un de ses cousins géants : l'ogre.
Suite à sa rencontre avec Ulysse, il sera souvent moqué comme étant stupide et l'on retiendra également de cette histoire sa consommation occasionnelle de chair humaine. La culture populaire ne retenant pratiquement que ces détails, une assimilation avec les ogres (très populaires au Moyen-Âge) se fera naturellement, accélérant sa dégénérescence mentale et rendant son caractère nettement plus maléfique.
Le cyclope tel qu'on l’imagine apparaît donc dans la mythologie grecque. Son nom est simple, il signifie "œil rond" car il est composé du grec "kyklos" (cercle) et "ops" (œil).
-Pour ceux qui se demandent pourquoi un mot en "K" a abouti sur un mot en "C", il s'agit d'un héritage du Haut Moyen-Âge où les deux lettres étaient utilisées indifféremment pour produire le même son [k].
Tandis que le français se dégageait petit à petit du gallo-romain, il a progressivement muté les sons latins en [k] par des sons en [s], la lettre "C" fut souvent liée à ce son tandis que les mots moins populaires et donc moins propices à l'évolution conservaient le "K".
Le son [g] est d'ailleurs aussi une mutation progressive du [k], d'où la prononciation particulière du mot "seconde" qui s'est arrêté d'évoluer après son changement de prononciation. Après que le son [k] se soit prononcé [g], une transformation écrite aurait dû suivre (comme pour "dragon" dérivé du grec "drakon") mais cela ne s'est au final jamais fait, nous laissant avec un mot écrit "seConde" mais se prononçant "seGonde".
Et oui, moi aussi je peux faire des hors sujets !
Il existe donc différentes versions de ces créatures, à commencer par les cyclopes ouraniens, fils d'Ouranos et Gaïa, respectivement dieux du ciel et de la terre. Extrêmement puissants, ils seront enfermés par leur père dans le Tartare avec les titans et les hécatonchires avant d'être libérés par leur frère Cronos puis à nouveau par le fils de ce dernier, Zeus, pour participer à la guerre divine appelée Titanomachie.
-Et c'est là qu'il faut s'arrêter avant d'aller trop loin dans la mythologie grecque qui, ne nous le cachons pas, peut vite devenir compliquée si l'on se concentre sur les détails des récits.
Zeus by PTimm
Mais le cyclope le plus connu reste le géant Polyphème, fils de Poséidon, issu de la race des cyclopes pasteurs qui vivaient de l’élevage de leurs moutons. Dans le chant IX de l'Odyssée contée par Homère, Ulysse se retrouve prisonnier dans sa grotte tandis que le géant dévore un membre de son équipage par jour. Il décide de saouler la créature avant de lui crever son œil unique dans son sommeil avec un pieu géant. Le héros et son équipage s'attachent ensuite sous les moutons pour pouvoir sortir de la grotte lorsque le géant aveugle doit les emmener paître. Dupé et mutilé, il passera en plus pour un fou lorsque ses compagnons lui demanderont l'origine de ses malheurs et qu'il leur répondra en leur donnant le nom avec lequel Ulysse s'est présenté : "Personne".
On retrouve également au moins un cyclope dans la mythologie irlandaise sous les traits de Balor, le roi des créatures appelées fomoires. Ses sujets sont supposés être également cyclopes, unijambistes et unibrassistes, mais il peut s'agir d'une posture de combat plutôt que d'une description physique. Seul Balor est clairement désigné comme un géant cyclopéen. Il est décrit portant toujours sept manteaux afin d'empêcher sa chaleur corporelle de détruire le pays qui s'embraserait totalement au fur et à mesure qu'il retirerait chaque couche de ses habits protecteurs.
-Au passage, beaucoup de cyclopes sont associés aux forges ou à la création (et donc au feu) pour une raison simple : les forgerons utilisaient souvent un patch pour se couvrir un œil et ainsi le protéger en cas d'accident qui aurait pu les priver du même coup de leurs deux yeux.
La cyclopie existe bel et bien dans notre réalité. Il existe deux maladies pouvant aboutir à cette malformation congénitale rare mais impressionnante.
La première est l'holoprosencéphalie qui ne permet pas la division du cerveau en deux hémisphères et aboutit sur des malformations du visage dont, potentiellement, l'absence de séparation entre les orbes oculaires.
Les degrés de malformations peuvent varier, mais si l'on peut vivre avec une holoprosencéphalie légère, les versions les plus sévères (dont la cyclopie fait partie) ne permettent qu'une survie de quelques mois, même de nos jours.
La seconde maladie congénitale permettant cette apparence est l'otocéphalie qui empêche la migration des oreilles sur les côtés du crâne qui restent donc sur le visage. Il est généralement constaté que les yeux ne se séparent pas non plus sur les embryons atteints de cette maladie.
Quelle que soit sa forme, cette malformation fut sans doute présente régulièrement en Grèce car Hippocrate ("le père de la médecine") décrivait l'usage par les herboristes du vératre blanc (de son vrai nom "Veratrum album" aussi appelé "Hellébore blanc" ou "Faux hellébore"). Cette plante est aujourd'hui connue comme contenant des alcaloïdes (cyclopamine et jervine) provocant justement l'holoprosencéphalie.
- Pas de photos de ces malformations, notre maman regarde ! Pour les plus curieux, une simple recherche de la cyclopie vous fournira ce que vous cherchez mais le résultat peut très facilement impressionner les plus sensibles.
On imagine très bien que ces maladies, présentes aussi bien chez les humains que chez d'autres animaux, aient pu marquer les esprits au point de craindre ce qu'aurait pu donner ces malformations sur un sujet adulte. Mais pourquoi en faire également des géants ?
Hormis le fait qu'il est de bon ton de mettre des géants à toutes les sauces dans les mythes (et nous reviendrons sur ce sujet très vaste), il est plus que probable qu'une autre origine soit venue se greffer à ces maladies rares : la découverte de squelettes.
Pour beaucoup, une espèce a une durée d’existence bien nette et définie qui s'arrête brutalement lorsque le dernier représentant disparaît.
Si des espèces peuvent effectivement s’éteindre brutalement à cause d'un changement d’environnement, d'une épidémie ou à cause d'un déséquilibre dans l'écosystème (chasse à outrance), il faut bien garder à l'esprit que la notion d'espèce est une façon commode qu'ont les humains pour désigner un groupe de créatures se ressemblant. En réalité, si la majorité d'une espèce peut disparaître telle que l'on se la représente à un instant donné, des individus ayant évolué petit à petit en s'adaptant à leur nouvel environnement (grâce à la sélection naturelle) peuvent survivre parallèlement pour donner "naissance" à une nouvelle espèce.
Pour rappel, la théorie de l'évolution (et pas d'erreur : en science, une "théorie" n'a pas le même sens qu'en langage courant, il s'agit bien d'un système observé et prouvé) est on ne peut plus simple : des mutations de l'ADN apparaissent aléatoirement en permanence dans le génome des créatures vivantes. Il existe plusieurs types de mutations et nous ne rentrerons pas dans le détail ici. Le fait est que les mutations sont généralement corrigées pour que l'ADN revienne à la normale. Mais parfois, une erreur subsiste et un détail sera modifié dans le corps. Souvent invisible chez l'adulte autrement que sous la forme de "grains de beauté", l'erreur peut en revanche se transmettre via les chromosomes à la descendance qui présentera une particularité n'appartenant visuellement à aucun parent. Des cheveux roux, des yeux verts, une résistance à tel virus, une dent plus longue...
Ces mutations peuvent aussi bien être un avantage qu'un désavantage, voir aucun des deux.
S'il s'agit d'un désavantage pour la survie ou la reproduction, le gène ne sera pas ou peu transmis et disparaîtra avec son porteur. En revanche, la mutation sera transmise si elle accroît sa capacité à se reproduire, que ça soit par une survie plus efficace permettant plus de temps pour avoir plus d'enfants ou par un effet d'attirance accru dans son espèce qui lui permettra d'avoir une descendance plus nombreuse (on parle alors de sélection sociale et c'est celle qui opère actuellement chez les humains).
Un individu peut avoir une force surhumaine qui lui permettra de vivre longtemps, s'il est stérile, personne ne sera comme lui à sa suite, en revanche, les éléphants d'Afrique sont par exemple en train d'évoluer rapidement car certains sont nés sans défense. S'ils perdent un potentiel moyen offensif, ils ne sont plus chassés pour leur ivoire et cette population "édentée" se reproduit donc plus que leurs frères et sœurs à longues défenses qui sont malheureusement toujours chassés.
Et bien sûr, les mutations n'offrant ni avantage ni désavantage à la reproduction (comme notre petit orteil par exemple) seront transmises et ne disparaîtront pas avant que suffisamment d'individus aient partagé cette mutation pour l'imposer comme une norme dans notre espèce.
Mais non pas comme on peut souvent l'entendre "parce qu'il ne sert à rien", aux dernières nouvelles, personne n'a été privé de descendance parce qu'il avait dix orteils.
Bien sûr, il ne s'agissait que d'un rapide résumé très simplifié de quelques principes de l'évolution, beaucoup d'autres paramètres sont à prendre en compte, mais maintenant que l'idée générale de ce point important est éclairci, revenons à notre définition d'espèce.
Comme nous l'avons vu, l'évolution est donc permanente et progressive et beaucoup d'espèces ont donc pu survivre parallèlement à leurs cousins disparus pendant un certain temps.
-Ils se sont parfois si bien adaptés que l'humanité a mit des siècles à faire le lien "familial". Par exemple, les dinosaures n'ont pas totalement disparu, ils ont évolué pour devenir des espèces n'ayant pratiquement rien en commun (visuellement) avec leurs ancêtres : nos oiseaux contemporains.
Nous sommes très différents de nos premiers ancêtres du genre "homo", pourtant nous descendons bien d'eux. Nous les considérons comme disparus car, aujourd'hui, ils ne sont plus présents tels qu'ils étaient il y a des millénaires. Ils ont simplement évolué au fur et à mesure des générations, mais n'ont pas (tous) subi d'extinctions de masse qui les auraient empêchés de cohabiter avec les homo sapiens que nous sommes.
Nous sommes leurs descendants, mais si différents que nous ne pourrions probablement plus nous reproduire avec eux. Par conséquent, nous devons nous définir comme une espèce à part. La définition populaire de "disparu" s'applique donc assez mal à l'évolution dans bien des cas.
Ici, la métaphore du tas prend tout son sens. Prenez un tas de sable et enlevez-lui un grain, il s'agit toujours d'un tas. Enlevez-lui un autre, puis un autre, etc... À quel moment ce tas n'en sera plus un ? À dix grains ? Cinq ? Deux ?
On peut facilement faire la différence entre un tas et quelques grains de sable, mais où se situe la limite ? Difficile de répondre précisément puisque chacun résoudra ce dilemme à sa façon et bien malin celui qui trouvera la solution qui fera consensus. Ce qui ne veut pas dire que c'est un problème impossible, mais simplement qu'il n'est pas évident de mettre tout le monde d'accord sur la même définition.
Au niveau de l'évolution, le problème est le même : à quel niveau de mutations doit-on déclarer qu'il s'agit d'une nouvelle espèce ? Depuis 1942, Ernst Mayr a défini une espèce sur la capacité de reproduction entre deux individus à engendrer une descendance féconde, mais on comprend bien qu'avant une telle séparation, il y aura de grandes disparités à l’intérieur de cette espèce.
L’essence même de ce site est liée à l'évolution. Certes, liée à l'imaginaire, mais qui fonctionne exactement comme la théorie de l'évolution des espèces de Darwin. Nous y reviendrons donc souvent et il était bon de faire un point. Mais si cette fois nous parlons vraiment des espèces, c'est que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, le mammouth laineux ne fut pas le dernier représentant de la famille des elephantidae en Europe lors de sa disparition (continentale) il y a environ 10 000 ans.
En effet, durant le Pléistocène (de 2,58 millions d'années à 11 700 ans avant le présent) de nombreuses espèces de mammouths et d'éléphants avaient traversé les eaux de la Méditerranée grâce à leur très bonne capacité à nager et avaient colonisé les îles méditerranéennes.
À la fin de la période glaciaire, les eaux remontèrent et emprisonnèrent les animaux qui évoluèrent petit à petit en parallèle du continent pour donner différentes espèces où le nanisme était favorisé par manque de nourriture. Les Îles de Sardaigne, Chypre, Crète, Sicile et Malte abritaient toutes leurs races distinctes d'éléphants nains ayant une hauteur moyenne d'1m50 à l'épaule (le mammouth crétois ayant pour le moment le record du plus petit mammouth de l'histoire avec en moyenne 1m de hauteur à l'épaule pour 180kg, même si de récentes analyses remettent en question son statut du genre mammuthus).
Chassés par l'Homme et privés de leur habitat naturel lors de la colonisation de ces îles, ils disparurent tous il y a seulement quelques millénaires (voir siècles) avant notre ère, laissant derrière eux de nombreux ossements facilement accessibles. En 1914, le paléontologue Othenio Abel émet alors l'hypothèse que les cyclopes seraient nés de l'observation du crâne de ces éléphants nains après leur disparition. En effet, ces crânes font tout de même près du double d'un crâne humain et ont la particularité d'avoir une cavité nasale massive (pour la trompe) qui aurait pu être prise pour une cavité orbitale. Il est vrai que les réelles cavités ne sont pas évidentes sur un crâne d'éléphant et cette "absence" peut aider à la confusion.
Cette théorie est restée très populaire car manifestement probable, malgré l'impossibilité de la démontrer, et beaucoup d'artistes lui rendent aujourd'hui hommage en illustrant leurs cyclopes avec des défenses comme celles que portent les crânes de mammouths.
-Et c'était un épisode de digression totale ! Tu n'avais pas prévu d'aborder plusieurs créatures sur un seul article ?
Si. Et il est donc temps de conclure cet article bien plus long que prévu, mais nécessaire à la bonne compréhension de la suite de cette catégorie de créatures déformées par le temps. La prochaine fois, nous aborderons le cas de l'un des plus importants représentants de la fantasy et de la mythologie : la licorne !
Ecrit par Anthony Barone dans Bestiaire le 31 Décembre 2017
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