Illustration médiévale d'un pard tirée du Bestiaire d'Aberdeen - XIIème siècle, Aberdeen University, Ecosse.
Le Pard
Une grande partie du bestiaire fantastique est basée sur l'imagination, de mauvaises interprétations et autres tours de l'esprit. Mais il existe quelques rares cas de créatures fabuleuses qui s'avérèrent finalement très proches d'animaux bien réels.
Dans le bestiaire européen, un monstre fut ainsi créé à cause de témoignages mal retranscrits : le pard.
Les contacts entre pays éloignés ne furent facilités que depuis l'ère industrielle. Pendant des millénaires, la faune et la flore de pays voisins étaient souvent considérées comme exotiques.
- Quand ça n'était pas carrément le village derrière la montagne qui devenait un pays inaccessible et légendaire.
Il y a bien toujours eu des migrations, des invasions, des explorations, mais dans un continent qui était encore majoritairement rural au début du XXème siècle, il est évident que pour la majorité de la population, imaginer, comprendre ou visiter d'autres pays restait un rêve totalement inaccessible.
- D'ailleurs, tout le monde prenait un risque en voyageant. Entre les bandits, les bêtes, la longueur des trajets et la météo n'autorisant qu'un créneau restreint dans l'année, un voyage se préparait longtemps à l'avance, par étapes et si possible en groupe pour éviter une mort assurée.
Tout ça pour dire que les échanges culturels étaient rares, encore plus entre les continents et surtout, ils étaient réservés à l'élite de la nation, pour ne pas dire à la royauté selon les époques. Au final, même si l'on sait bien que des animaux exotiques ont toujours circulé entre les continents, le pourcentage de la population ayant effectivement vu ces bêtes était infime.
Et comme on a déjà pu le voir, le bouche à oreille est un terreau fertile pour l'imagination populaire.
- Merci les paysans...
Une fois ce contexte établi, revenons à notre pard. Et il serait de bon ton de le décrire sommairement car il a pratiquement disparu de nos bestiaires actuels.
Le pard est un grand félin tacheté à la robe changeante, extrêmement rapide, tuant d'un bond, assoiffé de sang et donnant naissance au léopard lorsqu'il s'accouple avec une lionne.
On doit la première trace écrite du pard à l’évêque Saint Isidore de Séville (560 - 636) dans le onzième livre de son encyclopédie Etymologiarum libri viginti (communément appelée Etymologiae).
Ces vingt livres, écrits à la fin de sa vie, sont intéressants notamment parce qu'à l'origine de leur écriture, il y a une croyance plus ancienne qui avance que connaître l’étymologie d'un mot permet de comprendre son vrai sens et ses caractères cachés.
Une notion compliquée à résumer, mais nous y reviendrons en détail. Plus spécifiquement quand nous attaquerons les démons et l'importance de connaître leur vrai nom pour avoir l'ascendant sur eux.
Quoi qu'il en soit, cette croyance fut la source d'un problème plus important dans ces livres, Isidore avait tendance à remodeler ou interpréter approximativement ses recherches pour mieux coller à ses conclusions.
Néanmoins, cela n'invalide pas tout son travail de collecte d'informations et son encyclopédie servira de base à nombre de travaux étymologiques des générations suivantes.
Pour les passionnés de fantasy, il est également très important car il compile énormément d'informations de cultes païens que beaucoup voulaient censurer à l'époque.
En effet, malgré l'intégration d'informations issues de la bible en tant que "faits" et un esprit critique très sélectif sur les croyances des autres, il choisit de conserver un grand nombre de légendes et traditions païennes.
Le onzième livre nommé De hominibus et portentis (Des hommes et des monstres) mentionne par exemple les cynocéphales, les cyclopes et donc également le pard en tant que témoignages mais sans se prononcer sur leur existence.
Cette encyclopédie aura un grand succès et participera (entre autres) énormément à la propagation de ces légendes.
Dans les sources importantes d'Isidore et plus largement de l'Eglise Chrétienne qui n'autorisait qu'une sélection très limitée d’auteurs païens, on peut noter la présence du romain Pline l'ancien (23-102).
Celui-ci avait déjà décrit le "pardus" (littéralement : panthère mâle en grec) en désignant tout grand félin africain qui n'était pas un lion.
De ce fait, il avait du mal à les décrire correctement (d'autant que cette partie de ses textes était composée d'écrits d’Aristote agrémentés de témoignages) et rapporta qu'une tache sur son épaule ressemblant à la lune, croissant et décroissant à son rythme. De plus, l'odeur de ses taches attirait les proies pendant qu'il cachait sa tête effrayante jusqu'à ce qu'elles soient assez près pour être dévorées.
La différence avec Isidore était que Pline, malgré cette description basée sur des croyances populaires, parlait bien de panthères et les considérait pleinement comme des animaux naturels.
- Et à partir de maintenant, on entre dans les explications supposées... On est bien obligé de deviner pour comprendre comment il en est arrivé là à force d'interprétations approximatives.
Il est possible qu'au vu de ces capacités surnaturelles pour des panthères, Isidore interprétât cette description comme celle d'une race fantastique.
Pline mentionnait que les bâtards d'un pard et d'une lionne n'avaient pas de crinières : Isidore reconnu en cette descendance le léopard grâce à l'étymologie de son nom ("leo" étant un lion en latin).
Il ne sera d'ailleurs pas le seul à être trompé par cette description, car d'autres bestiaires considéreront directement la panthère comme un monstre ayant ces capacités surnaturelles n'ayant que le dragon pour ennemi.
- Comme quoi il ne faut pas toujours considérer que les anciens ont forcément raison et ne pas hésiter à les remettre en question plutôt que de les interpréter pour coller à notre vision. Comment vous voulez qu'on s'y retrouve à force d’interpréter les interprétations ?
Au fait que le pard est extrêmement rapide et tue en un bond, Isidore ajouta également à la description du pard un amour du sang important.
Il est intéressant de noter que cette façon de chasser correspond au final plus à un guépard, adapté à l’extrême pour la vitesse. Au passage, celui-ci n'appartient pas au genre "panthera" comme les lions, les tigres ou les jaguars, mais son nom est basé sur l'italien "gattopardo" : chat panthère.
On peut comprendre que la reproduction supposée (mais impossible car n'appartenant pas à la même espèce) entre un gros félin comme la lionne et un "petit" félin tacheté comme le guépard ait pu donner une créature intermédiaire comme le léopard dans l'esprit d'observateurs peu méticuleux.
Mais rien n'est sûr, car le léopard est aussi relativement rapide (58km/h contre 110km/h pour un guépard) et chasse de façon furtive en bondissant sur ses proies.
De quoi impressionner ceux ayant survécu à cette intelligence redoutable que l'on ne pouvait qu'attribuer à un esprit malin.
L'ajout de l'amour du sang du pard peut d'ailleurs provenir de l'observation de léopards qui tuent par strangulation d'une morsure à la gorge pouvant être vue comme s'il buvait le sang.
Au passage, son cousin américain, le jaguar, possède un style de chasse sensiblement identique à celui du léopard, à la différence près que l'évolution l'a doté d'une mâchoire avec une pression d'environ 300kg. Il vise donc le crâne de sa victime pour en percer l'os avec ses crocs et porter le coup fatal directement au cerveau.
Une autre façon d'impressionner assez les humains pour entrer dans leurs panthéons pendant des siècles.
- Anecdote intéressante et pleine de poésie...
Au final, pourquoi s'intéresser au pard ? Il a pratiquement disparu des bestiaires fantastiques en raison de sa trop grande proximité avec le léopard et ses origines ne sont pas vraiment si mystérieuses.
Pourtant, à travers son histoire, on peut voir qu'il est très simple de mal interpréter un texte ancien ou donner trop d'importance à la notion d'exotisme ou aux témoignages et ainsi transmettre de mauvaises informations à la génération suivante. Voir créer un mythe difficilement vérifiable par la majorité des lecteurs.
Mais on voit aussi et surtout la grande importance de la compilation des informations et les liens entre les différents domaines des sciences. L'Encyclopédie n'est pas seulement importante pour la première génération qui la lit, elle le sera tout autant pour les suivantes qui tenteront de comprendre leurs origines et d'améliorer cette base de connaissances.
Pour comprendre les erreurs à l'origine de la création du pard, il faut croiser des données de biologie, d'étymologie, d'histoire humaine, de cultures différentes dans le temps et l'espace. Les croisements entre toutes les disciplines sont permanents et la moindre erreur peut fausser les résultats... jusqu'à ce qu'une future nouvelle donnée dans l'un de ces domaines provoque une réaction en chaîne qui ajustera de façon imperceptible tout le réseau de nos connaissances.
Et on ne va pas se mentir, l'instant de la réalisation du lien entre plusieurs choses est toujours agréable et ça nous donne un prétexte pour aborder plusieurs domaines d'études.
- Tu veux dire en dehors de tes hors-sujets habituels ?
Merci de votre attention sur ce rapide articles du bestiaire qui vous permettra, je l'espère, de patienter jusqu'à la prochaine série d'article à venir.
À bientôt et continuez d'enrichir votre imaginaire !
Ecrit par Anthony Barone dans Bestiaire le 19 Mai 2017
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