Devilman Crybaby - Go Nagai, Netflix, 2018
Devilman - L'apocalypse selon Go Nagai
Voici une nouvelle catégorie d'articles qui me faisait envie depuis quelque temps et qui me permettra de publier un peu plus régulièrement. Ici, nous parlerons d'œuvres souvent récentes qui ont été marquantes au moins pendant un certain temps ou dont le contenu culturel est important.
Bref, nous allons sortir des lourds dossiers pour entrer dans des critiques d'œuvres en particulier, tous supports confondus.
Et pour commencer nous allons ouvrir le bal avec un classique de l'histoire du manga méconnu en France : Devilman.
Présentons déjà l'auteur pour mieux comprendre le contexte de la création.
Go Nagai, né en 1945, est un prolifique mangaka (auteur de manga) dont la carrière a commencé en 1967 et qui a créé un certain nombre d'œuvres ayant grandement influencé leur époque au moment de leur parution.
Parmi ses oeuvres phares on peut notamment citer Cutie Honey (1973), Mazinger Z (1972) et ses différents spin off dont la série UFO Robot Grendizer (1975), connue en France sous le nom de Goldorak lors de sa première diffusion en 1978 dans Récré A2.
Son premier succès est également l'un des premiers du jeune magazine Shonen Jump en 1968, aujourd'hui le champion incontesté des plus gros succès du manga. Harenchi Gakuen (Le Lycée Dévergondé) était déjà une critique comique mais engagée du milieu de l'éducation présentant une héroïne loin des modèles de filles discrètes et sans personnalité présentées à l'époque. Ses prises de position lui vaudront de virulentes critiques de tous les milieux, notamment car le magazine était destiné à un public adolescent qu'il était accusé de corrompre.
Dans ce contexte où ces critiques haineuses donnaient au jeune mangaka des cauchemars permanents, il décida d'orienter sa prochaine œuvre pour un public adulte où il pourrait dénoncer le côté sombre et violent de la société et son besoin permanent de trouver un coupable.
C'est ainsi que son œuvre la plus aboutie selon lui (et encore récemment classée au Japon dans le top cinq des mangas les plus iconiques de l'histoire), parut en 1972 sous le nom de Devilman.
À l'origine, il s'agissait d'une adaptation animée de la précédente œuvre de Nagai, Mao Dante (ou Dante le Seigneur des démons) librement inspirée de La Divine Comédie de Dante Alighieri (dont nous reparlerons évidemment plus en détail).
Comme les adaptations animées sont généralement plus légères que les œuvres d'origine, le studio d'animation Toei avait demandé à Go Nagai de retravailler son scénario pour l'adapter à un public plus large, notamment en rendant son protagoniste principal plus humain physiquement. La version finale était tellement différente de l'œuvre d'origine qu'elle fut renommée Devilman et Go Nagai recommença à dessiner cette nouvelle œuvre dont le premier chapitre parut un mois avant la première diffusion du premier épisode (sur 39).
À nouveau plus sombre et mature que la version animée dont il est issu, les cinq volumes que compte la série sont la vraie idée que Go Nagai voulait insuffler dans son œuvre, à savoir un violent plaidoyer anti guerre.
L'histoire tourne autour d'Akria Fudo et de son meilleur ami Ryo Asuka. Akira est un lycéen faible et pleurnichard que l'on surnomme "crybaby" tant il s'efface face à la moindre opposition. Mais sa vie changera en quelques heures lorsque son ami d'enfance refera surface pour lui révéler le secret découvert par son père archéologue : la première race ayant peuplé la Terre, les diables et démons, refait surface après des millénaires de sommeil pour reprendre sa domination de la planète en fusionnant avec toute forme de vie.
Les deux adolescents n'ont pas le choix, pour éviter de se faire supprimer par des monstres ayant découvert qu'ils ont mis à jour la machination, ils vont devoir eux-mêmes fusionner avec des démons dans l'espoir que leur volonté et leur sens de la justice leur permettra de surpasser la volonté du monstre en n'empruntant que ses pouvoirs pour les retourner contre ses congénères.
Si Ryo ne sera finalement possédé par aucun démon, Akira, lui, obtiendra la force et les pouvoirs d'Amon, un puissant guerrier craint parmi ses semblables. Il pourra alors déchaîner toute sa puissance contre les armées de démons qui tenteront de le détruire en même temps que l'humanité.
Il vient d'accepter de devenir le pire de tous pour réussir à s'opposer au mal.
Pour bien comprendre le message de l'œuvre, il est forcément nécessaire de parler de la fin donc ceux voulant la découvrir sont invités à sauter les deux paragraphes qui suivent, car nous allons la raconter dans les grandes lignes. Dès le début de sa possession, Akira découvre le plaisir lié à sa nouvelle puissance écrasante et la passion du combat se fait de plus en plus pressante. Après de nombreux affrontements pour protéger l'humanité, sa nature violente devient difficile à contrôler malgré les nombreuses traces d'"humanité" dont il est témoin chez ses ennemis.
De son côté, Ryo découvre finalement que sa vraie identité n'est autre que celle de Satan, un ange déchu pour s'être opposé à Dieu lorsque celui-ci décida de détruire les démons qu'il n'avait pas prévu dans sa création. Satan avait donc modifié sa propre mémoire pour croire qu'il était lui-même humain afin de vivre parmi ceux-ci et ainsi de trouver leur point faible. Ce faisant, il tombera amoureux d'Akira, mais décidera tout de même d'anéantir l'humanité pour que les démons puissent survivre. En effet, dans le combat qui les oppose à Dieu, ils n'ont fait que lutter pour leur survie. Mais maintenant il sait que la fin des humains viendra de l'intérieur, car il a vu à quel point ils peuvent être facilement manipulés pour se déchirer mutuellement sans le moindre remords.
Akira, quant à lui, a de plus en plus de mal à comprendre pourquoi il a tout sacrifié pour protéger les humains qui le déçoivent chaque jour un peu plus. En effet, l'apparition des démons instaure petit à petit une paranoïa générale chez les humains qui amène à la création d'une inquisition prête à tout pour dénicher les monstres.
Le tournant arrive lorsque Ryo décide de révéler au monde entier l'identité de Devilman en montrant une vidéo de la transformation d'Akira à la télévision. Prise d'une peur panique et à la recherche d'un bouc émissaire, une foule en rage se met en quête de la famille qui héberge Akira et de son amie la plus proche, considérée comme "la sorcière" qui a permis aux démons de se manifester.
Loin de là, Akira cherche son ancien ami pour comprendre pourquoi il a révélé son identité au monde entier, mais il sera surtout témoin d'un certain nombre d'humains ayant préféré collaborer sans remords avec les démons plutôt que d'essayer de s'opposer à eux. Si Akira a essayé de garder son âme humaine dans un corps de démon, d'autres sont devenus des démons avec une apparence humaine.
En rentrant chez lui, Akira trouvera tous ses proches décédés, lynchés par une foule de fanatiques. Il n'a plus d'autre raisons de se battre qu'une croisade vengeresse dirigée contre son ancien ami.
Le point final de l'histoire se déroule vingt ans plus tard, lorsque l'humanité a disparu en se déchirant elle-même, et que commence la bataille finale entre les démons menés par Satan et les Devilmen menés par Akira.
Le manga se termine à la fin de la bataille apocalyptique lorsque les archanges apparaissent à l'horizon et que Satan pleure sur le corps sans vie son amour perdu.
Go Nagai a grandi dans un Japon d'après-guerre traumatisé par les conséquences matérielles, sanitaires et culturelles de celle-ci. Nous y reviendrons en détail (sûrement en parlant de Rainbow et/ou de Ashita no Joe) mais il est clair que ces conditions ont marqué les esprits et de nombreuses voix anti-guerres ont enfin pu se faire entendre après 1945 dans un pays jusqu'ici ultra-nationaliste et belliqueux. De plus, à cette époque, la guerre du Vietnam faisait rage et le monde était horrifié des photos témoignant de l'intensité des combats et surtout de l'ampleur des crimes de guerre commis par les deux camps.
L'histoire de Devilman est simple et le message clair : peu importe ses intentions, utiliser la force pour combattre la force ne mène à rien et perd le plus souvent celui qui l'utilise.
Ce message reviendra souvent dans les œuvres asiatiques des années 70-80, notamment dans le film hongkongais avec Bruce Lee Fist of Fury (1972). Réadapté avec Jackie Chan (1976) puis avec Jet Li (1994). Ce film, où le héros chinois s'oppose violemment au tyrannique envahisseur japonais (très gentil euphémisme) pendant la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), témoigne du désespoir du pays. Pourtant, le héros meurt volontairement à la fin pour ne pas légitimer la froide violence dont il a fait preuve en restant impuni.
Visuellement, Devilman est directement inspiré des illustrations de Gustave Doré pour La Divine Comédie mêlées aux estampes de démons japonais. Si ses personnages sont des vestiges des premiers mangas inspirés par les courts-métrages de Walt Disney, ses illustrations fantastiques marquent un tournant dans les mangas en s'autorisant une imagerie dérangeante et parfois extrêmement crue qui marque le lecteur dans son dégoût pour la violence.
Passé les premières pages, plus d'humour. L'auteur considère son œuvre comme une forme de récit horrifique illustrant une lente descente aux enfers d'un jeune homme profondément bon et empathique. La violence n'est jamais glorifiée, elle est profondément dérangeante et le "héros" est présenté comme l'incarnation de la violence absolue dans les combats, à tel point que les démons qu'il affronte nous apparaissent au contraire comme les vestiges d'une forme d'innocence vouée à disparaître.
Pour la petite histoire, Go Nagai fut extrêmement surpris lorsqu'il s'aperçut que les chiffres de l'œuvre de sa vie ne suivaient pas la cadence de ses autres récits légers de robots comme Mazinger Z qu'il avait créé avant tout pour souffler un peu de son ambiance sombre de Devilman.
Mais heureusement, le message celui-ci a tout de même marqué de nombreux Japonais et son univers visuel se retrouvera dans de nombreuses œuvres qui lui succéderont. On pourrait citer nombre d'œuvres s'en inspirant ouvertement et revisitant la fin du monde (Neon Genesis Evangelion) ou les différentes visions du héros luttant contre sa nature démoniaque pendant qu'il navigue entre les forces du "bien" ou du "mal" qui peuvent être aussi extrêmes l'une que l'autre (Zetman, Devil May Cry, Bayonetta...) mais un de ses successeurs les plus évidents changera la face de la fantasy au Japon : Berserk.
Devenu une icône au Japon, Devilman est depuis apparu dans de très nombreuses suites, épisodes spéciaux et adaptations en jeux vidéos lorsqu'il n'est pas utilisé comme antagoniste dans d'autres franchises. Une nouvelle série animée a récemment vu le jour sur Netflix : Devilman Crybaby.
Si Devilman a vieilli dans sa narration des premiers volumes et dans son visuel, il reste une œuvre importante de l'histoire des mangas avec une descente aux enfers dramatique et horrifique parfaitement maîtrisée ainsi qu'un thème qui restera hélas sûrement toujours d'actualité.
"Il n'y a pas de justice dans la guerre, aucune guerre, il n'y a non plus aucune justification à ce qu'un être humain en tue un autre."
Go Nagai
Caleb Hyles - Devilman no Uta.
Theme d'origine de 1972 réinterprété pour Devilman Crybaby et ici adapté en anglais.
Ecrit par Anthony Barone dans Critiques le 4 Octobre 2018
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