Vinland - Illustration du norvégien Anders Kvåle Rue (né en 1965).
La Saga du Vinland - L'aventure de Thorfinnr
Dans le premier article nous avons suivi le premier voyage de Leif Eiríksson vers l'ouest durant lequel il fut le premier européen à poser le pied sur le continent Américain. Cet endroit (l'actuelle île de Terre Neuve au Canada), il le nomma Vinland en référence aux champs de vignes sauvages qu'il y trouva.
Après une année passée au Vinland, Leif revint au Groenland dont il hérita après le décès de son père, Eiríkr le Rouge, qui avait fondé la colonie. Tranchant avec son père juste et généreux mais possédant un caractère chatouilleux, il fut un dirigeant apprécié pour ses qualités morales. Ses récits des terres de l'ouest firent des envieux et l'appel des richesses en décida plus d'un à partir à son tour à l'aventure sur les mers.
C'est à partir d'ici que les deux sagas qui nous servent de source entrent en contradiction l'une avec l'autre. La Saga d'Eiríkr le Rouge ne parle plus que du voyage à venir de Thorfinnr Karlsefni tandis que la Saga des Groenlandais décrit plus rapidement son voyage et y ajoute deux autres effectués par d'autres enfants d'Eiríkr.
On suppose que les voyages supplémentaires n'ayant rien rapporté et comportant des passages gênants pour la postérité ont été fusionnés avec celui de Thorfinnr qui fut écrit plus tard en y incorporant des détails de ces autres expéditions.
C'est donc après être retourné au pays avec ses découvertes que Leifr inspira son frère Thorvaldr à partir à son tour. Il utilisa le bateau puis la maison du Vinland de son frère durant un an en y ajoutant une palissade par précaution.
En été, il repartit vers le nord jusqu'à une forêt dense où il voulut s'installer. Toutefois, c'est à cet endroit qu'ils découvrirent trois kayaks retournés sur la terre et servant de protection à leurs propriétaires.
Cinq siècles plus tard, Jacques Cartier parlera effectivement d'une tribu habitant cette zone n'utilisant que ses kayaks comme habitation. Mais sous le coup de la rencontre entre deux civilisations, les norrois capturent puis abattent les huit natifs. Un seul rescapé réussit à s'enfuir en kayak.
Choqués, les groenlandais perdent le sommeil à la suite de cette rencontre avec ceux qu'ils appellent les skrælingar.
Si ce contact entre les deux peuples était le premier, ce terme continuera à être utilisé pour désigner le peuple thule (les ancêtres des inuits) avec qui ils devront partiellement cohabiter au Groenland entre le XIIIème et le XVème siècle (qui marque la fin de la présence norroise sur les côtes du pays).
La racine du mot est incertaine, elle peut venir du vieux norrois skrækja (crier) ou skrá (peau séchée) en référence aux tenues en peau de ces tribus.
Dans la Saga d'Eiríkr le Rouge, ils sont décrits comme "noirs, hideux, avec de vilaines chevelures, de grands yeux et des pommettes larges".
Aujourd'hui, le mot est encore utilisé de façon péjorative dans les pays scandinaves (pour "barbares" ou "faibles" selon la région) mais également dans des jeux de rôle comme Pathfinder où il désigne généralement des peuples primitifs plus ou moins mythiques.
Quoi qu'il en soit, ce premier contact sanglant aura des répercussions puisque, dès le lendemain, le fleuve grouillait de kayaks décochant des projectiles sur les scandinaves. Thorvaldr ordonna de fuir, mais il reçut lui-même une flèche dans la poitrine. Il fut enterré sur place et les norrois repartirent le printemps suivant vers le Groenland après avoir à nouveau récolté des vignes et du bois.
Il est intéressant de noter que les inuits ont également conservé des traces de ces rencontres dans leurs contes comme l'a noté Henry Rink dans son livre Tales and Traditions of the Eskimo de 1875. En effet, on retrouve au moins quatre récits inuit narrant les relations avec les anciens "kavdlunait" venus sur les terres de leurs ancêtres et il s'agit généralement de récits de raids où les étrangers pillent et tuent avec leurs haches (la seule façon de leur survivre étant de fuir sur la glace qui supporte parfois moins leur poids). Kavdlunait, dans ces légendes, désignait ces étrangers à la peau claire, mais il faut savoir que l'actuel mot groenlandais qallunaaq (ou kabloona) désignant les européens s'écrivait autrefois ĸavdlunâĸ en norrois.
De retour au Groenland, après avoir appris le résultat de la confrontation, un autre fils d'Eiríkr, Thorsteinn, voulut ramener le corps de son frère Thorvaldr et monta une expédition de vingt hommes pour partir avec sa récente épouse Gudrídr.
Malheureusement, leur expédition n'ira pas loin car une épidémie frappera à nouveau, décimant l'équipage, y compris Thorsteinn, laissant Gudrídr veuve pour la seconde fois. Elle intégrera la famille de son beau-frère Leifr durant quelques mois jusqu'à l'arrivée d'un riche commerçant nommé Thorfinnr Karlsefni qu'elle épousera l'année suivante.
Ce marchand islandais, qualifié d'excellent navigateur, avait obtenu le surnom "karlsefni" de son noble tempérament et de ses différents talents. Difficilement traduisible, il signifie "jeune homme prometteur" ou "possédant l'étoffe d'un homme digne de ce nom", son vrai nom complet étant Thorfinnr Thordarson.
De son côté, Gudridr Thorbjarnardóttir (le suffixe -dóttir signifiant "la fille de", équivalent féminin de -son pour les garçons) gagna le surnom "vidförla", "celle qui voyagea loin". En effet, à la fin de sa vie déjà bien mouvementée, elle prendra seule les routes pour un pèlerinage à Rome.
En 1002 ou 1008, cédant aux demandes de son entourage et de Gudrídr, particulièrement insistante, Thorfinnr décidera à son tour de monter une expédition de (selon la saga) cent quarante personnes ou soixante hommes et cinq femmes, dont son épouse.
Le but étant cette fois de tenter une réelle colonisation des riches terres du Vinland. Ils emportèrent également du bétail et décidèrent avant le départ de partager tous les gains à parts égales.
Le voyage fut calme et Thorfinnr nomma de nombreuses nouvelles côtes et îles rencontrées (notamment les fjords aux abords de Québec) mais leur point de chute diffère selon la saga.
Dans la Saga des Groenlandais, ils rejoignent les baraquements de Leifr qui les leur a prêtés tandis que dans la Saga d'Eiríkr le Rouge, ils s'installent dans un nouveau lieu qu'ils nomment Hóp (désignant un lac relié à la mer par un étroit passage) qui correspondrait à un endroit situé en Nouvelle-Angleterre.
Après s'être installés durant l'hiver, ils rencontrèrent leur premier groupe de skrælingar qui venaient à leur rencontre en kayaks et en agitant du bois.
Supposant qu'il s'agissait d'un signe de paix, les norrois agitèrent en retour des boucliers blancs et les laissèrent accoster. Après s'être mutuellement émerveillés de leurs différences, les natifs reprirent leurs embarcations et repartirent vers la mer.
Ils revinrent en bien plus grand nombre au printemps pour, cette fois, faire du troc. Ils apportaient peaux et fourrures grises et cherchaient surtout à obtenir des étoffes rouges que certains mettaient autour de leur tête.
Ils étaient également intrigués par les épées et les lances en métal que Thorfinnr avait interdit de troquer.
Alors que l'étoffe rouge venait à manquer malgré les offres toujours plus généreuses des skrælingar pour des morceaux moins larges qu'un doigt, un taureau apporté par les norrois s'énerva et se mit à mugir très fort. Les natifs prirent peur devant cette bête inconnue et repartirent en panique.
Au passage, il existe chez les inuits un récit décrivant une longue relation commerciale et amicale entre les deux peuples qui viennent à apprendre leurs langues respectives.
L'histoire décrit deux guerriers devenus amis inséparables à travers une suite de défis. Comme ils n'arrivent pas à se départager, le norrois propose un concours de tir au dessus d'un ravin où le perdant sera précipité dans le vide. Le natif refuse, mais le scandinave insiste tant que les autres norrois le poussent à accepter en arguant que sa défaite lui servira de leçon. Comme il rate sa cible, le norrois accepte calmement sa défaite et demande à être jeté dans le gouffre qui gardera le nom de Pisigsarfik (le lieu du tir).
Selon la Saga des Groenlandais, suite à l'incident du taureau, Thorfinnr proposa du lait de vache pour s'excuser, lait qu'ils demandèrent alors en masse.
Cet élément est important car il est de toute façon probable qu'il soit arrivé (l'échange de boissons étant un geste courant de fraternité dans la plupart des cultures) mais que les chroniqueurs de l'époque n'aient pas saisi la portée de ce détail.
En effet, la sélection naturelle et les différentes isolations on fait que les populations humaines n'ont pas toutes évolué de façon identique et certaines capacités sont limitées à la population d'une zone géographique.
Par exemple, les éthiopiens peuvent naturellement résister à la malaria, les tibétains peuvent respirer sans problème à 4000m d'altitude ou encore, les européens adultes peuvent digérer le lait d'autres animaux... contrairement à toute la population asiatique dont descendent celles qui peuplent le continent américain. Encore aujourd'hui, les inuits sont très souvent intolérants au lactose ou le digèrent très mal.
L’incident du taureau a donc sans doute moins joué que la réaction des skrælingar lorsqu'ils ont bu une boisson qu'ils étaient probablement incapables de digérer et qui a dû leur provoquer les mêmes symptômes qu'un empoisonnement léger (crampes abdominales, diarrhées et nausées allant jusqu'aux vomissements).
Il ne s'agit que de suppositions, mais il est également possible que les groenlandais aient apporté un certain nombre de maladies contre lesquelles les natifs n'étaient pas immunisés tout comme le feront les colons européens cinq siècles plus tard.
Le nombre important d'épidémies décrites dans les sagas appuient autant cette théorie que le fait que les populations rencontrées ont disparu peu après l'arrivée des norrois, mais nous reviendrons sur la génétique un peu plus loin.
Selon la Saga des Groenlandais, une année passa avant que les skrælingar ne revinrent commercer. Entre-temps, Gudrídr avait accouché du fils de Thorfinnr, Snorri, le premier européen né sur le continent Américain.
Mais alors que les deux peuples troquaient paisiblement, l'un des natifs fut tué par un domestique norrois lorsqu'il tenta de s'emparer de leurs armes.
Dans les deux sagas, la bataille finit donc par éclater. Selon la Saga d'Eiríkr le Rouge, les skrælingar les attaquèrent à distance avec des frondes et lancèrent une sorte de balle noire qui "fit un bruit affreux lorsqu'elle arriva par terre", si bien que les norrois prirent peur et fuirent.
Stoppés dans leur retraite par un groupe de natifs, la fille d'Eiríkr, Freydís, se mit alors à insulter ses compagnons en se moquant de leur couardise. Enceinte, elle se fit ensuite distancer jusqu'à tomber sur le corps d'un norrois.
Elle saisit alors son épée, se dénuda le buste et se frappa la poitrine du plat de l'épée en hurlant sur les skrælingar qui prirent peur à leur tour et s'enfuirent.
Cet élément a peu de chances d'être vrai, car Freydís a plus vraisemblablement participé à la dernière expédition vers le Vinland qui prendra place dans les années suivantes.
Dans la Saga des Groenlandais, Thorfinnr prit les devants, choisit un terrain stratégique défendable par un petit groupe face à l'armée qu'ils attendaient et il fit précéder ses hommes par le taureau qu'ils avaient amené.
Dans les deux cas, les norrois résistèrent aux skrælingar avec très peu de pertes dans leurs rangs, ce qui s'explique assez facilement par leur équipement défensif loin d'être négligeable (armures de cuir, casques métalliques et boucliers) face à un peuple n'ayant manifestement pas encore découvert la métallurgie.
Dans cette saga, un grand skrælingar ramassa une hache norroise (en fer forgé avec un tranchant en acier) et frappa l'un de ses compagnons qui tomba mort sur le coup. Il la regarda alors longtemps avant de la jeter de toutes ses forces dans le lac. Dans la Saga d'Eiríkr le Rouge, il la teste d'abord sur un arbre et est satisfait de son efficacité, mais la jette également dans le lac lorsqu'elle se brise alors qu'il tente de fendre un rocher avec.
Quoi qu'il en soit, après cette bataille, Thorfinnr décide que, malgré son climat et ses richesses, cette terre est devenue trop risquée pour eux. Il décide donc de reprendre la route vers le Groenland après trois ans passés sur le continent Américain.
La Saga d'Eiríkr le Rouge précise que, sur le chemin du retour, ils se font attaquer depuis la côte par un unipède, une créature médiévale ne possédant qu'un unique pied massif. Si cet élément parait particulièrement fantastique, Jacques Cartier en fait pourtant également mention dans ses récits au XVIème siècle. Jacques Rousseau s'y intéresse donc dans son article Le Canada aborigène dans le contexte historique de 1964 :
"Rabelais s'est moqué, -non sans raison,- des fabuleux ouï-dire de Cartier, mais ils ne sont pas tous pour cela des inepties. Ces renseignements, -déformés par l'interprétation déficiente de Taignoagny et Domagaya et par la naïveté d'étrangers en quête de merveilleux,- ne sont pas toujours dénués de toute vérité. [...] On comprend que la notion des unipèdes ait pu pénétrer dans le récit, si l'on songe que les Esquimaux, vêtus de l'anorak à longue queue, paraissent unijambistes à distance."
Le récit décrit alors la mort de Thorvaldr, abattu par une flèche (le même Thorvaldr qui avait mené la seconde expédition dans la Saga des Groenlandais, nouvel indice de la réunion des récits dans celle d'Eiríkr) puis Thorfinnr réalise que les montagnes qu'il longe alors font en réalité partie de la même chaîne que celle du Vinland et la description qu'il en fait pourrait à nouveau correspondre à la côte située à l'embouchure du Saint Laurent.
La Saga des Groenlandais se termine sur le récit d'une dernière expédition organisée par Freydís Eiríksdóttir et deux frères norvégiens, Helgi et Finnbogi.
Seulement, la cohabitation se passe très mal et le récit présente Freydís comme une femme manipulatrice et possessive. Elle finit par amener son mari à utiliser sa troupe pour massacrer celle des norvégiens dans leur sommeil en le menaçant de divorce s'il ne lui obéit pas.
De retour du Vinland, elle récompense largement ses hommes pour qu'ils gardent le secret. Mais comme le bruit du massacre commence à s'ébruiter, Leifr interroge séparément des hommes de l'équipage et, leurs récits concordants, il se brouille avec sa sœur, mais n'engage aucune poursuite officielle à son encontre.
De ce que l'on voit dans les deux sagas, il semble transparaître qu'il s'agissait au moins d'une femme particulièrement volontaire n'hésitant pas à aller à l'encontre de ce que son peuple attendait d'elle : la formule parfaite pour apparaître dans des récits où les auteurs l'encenseront ou la blâmeront selon leur point de vue sur les femmes.
Aujourd'hui, la plupart des experts considèrent que l’épisode de la Saga des Groenlandais est particulièrement orienté par la propagande chrétienne qui insiste énormément sur l'importance de la conformité et l'obéissance des femmes ainsi que sur les conséquences de leur rébellion.
À l'inverse, la Saga d'Eiríkr le Rouge semble proclamer fièrement "regardez de quoi sont capables les femmes du nord !".
Aujourd'hui, Freydís est souvent mentionnée comme un symbole de force, mais reste le plus souvent au centre du débat sur la représentation négative des femmes fortes dans les textes anciens.
Description honnête d'une personne égocentrique ou exagération des défauts d'une exploratrice qui mena son expédition d'une main de fer ? Nous ne saurons sûrement jamais la réalité, mais les autres cas de femmes maltraitées par la postérité sont si nombreux que l'on pourrait accorder le bénéfice du doute à cette aventurière.
Freydís Eiríksdóttir - 2016, Elisabeth Alba, aquarelle et gouache acrylique.
A History of the Old Icelandic Commonwealth: Islendinga Saga, une analyse poussée de l'histoire Islandaise dans laquelle apparaissent notamment les deux évêques descendants de Thorfinnr et Gudrídr - 1974, Jon Johannesson, The University of Manitoba Press.
Finalement, les deux textes s'achèvent sur la fin de vie extrêmement prospère (notamment grâce à la vente de bois d'érable du Vinland) que Thorfinnr et Gudrídr passent ensemble en Islande aux côtés de leurs fils Snorri et Thorbjörn.
Ces deux fils sont les grands-parents et arrière grands-parents respectifs de deux évêques de Hólar (Björn, évêque de 1147 à 1162 et Brandr l'Ancien de 1163 à 1201).
Si leur descendance est nombreuse et détaillée, ces deux évêques chroniqués dans d'autres sources historiques permettent d'ancrer le récit dans l'Histoire tout en permettant d'évaluer que les dates des expéditions, bien qu'imprécises correspondent à la bonne période.
Quant à savoir quelle saga est à lire en priorité, j'ai personnellement l'édition Folio qui contient les deux en 107 pages pour 2€, l'investissement n'est donc pas trop risqué... Mais j'aurai tendance à privilégier la Saga des Groenlandais, bien plus courte et pourtant bien plus factuelle que celle d'Eiríkr le Rouge.
Celle-ci perd parfois le lecteur en ayant mêlé trois voyages en un et en rajoutant de nombreux passages à symbolique religieuse qui ont clairement été inventés par l'auteur. De plus, ce récit laisse Eiríkr vivant jusqu'à la fin, ce qui semble peu probable, et axe trop le récit autour de Thorfinnr en supprimant les autres expéditions et en résumant celle de Leifr en une seule phrase.
Cette orientation est d'autant plus regrettable que la Saga des Groenlandais, tout en respectant l'importance des autres protagonistes, fait bien comprendre que Karlsefni reste le plus noble de caractère et conclut même en précisant que, de tout le monde, c'est lui qui raconta le mieux cette épopée.
Alors finalement, que penser de tous ces voyages ?
S'il existe clairement des imprécisions et des contradictions entre les deux sagas qui sont essentiellement dues à la transmission orale et à des interprétations des écrivains chrétiens, il est difficile de se ranger du côté des personnes qui affirment qu'il ne s'agit que d'une fiction et que le site de l'Anse aux Meadows n'est qu'un ramassis d'objets arrivés là par le commerce.
Le consensus scientifique est d'ailleurs très clair : le site est, sans l'ombre d'un doute, formellement identifié comme un campement norrois du XIème siècle.
S'il est très possible que des récits fictifs correspondent à la réalité a posteriori par pure chance, au bout d'un certain nombre de concordances, il y a forcément une base qui n'est pas de la fiction.
Nous l'avons vu, beaucoup de points des sagas correspondent à des lieux géographiques ou à la flore du Canada sans vraiment de sérieuse contradiction (hormis celle de la chronologie des événements et, par conséquent, à la localisation précise des campements).
La chance que ces récits soient tombés juste par pure invention n'est pas nulle, mais elle est tout de même extrêmement basse.
D'autre part, d'autres sources que nous allons survoler rapidement tendent également à confirmer les sagas.
Il existe en réalité une référence au Vinland antérieure aux sagas. En effet, le chroniqueur et géographe saxon Adam de Brème (mort vers 1085) en parle brièvement dans son quatrième et dernier livre Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum qui traite de l'histoire de la christianisation des pays scandinaves depuis Charlemagne.
Il y décrit les côtes scandinaves, les îles du nord ainsi que le Vinland à l'ouest dont lui a parlé en personne le roi du Danemark, Sven Estridson, informé des expéditions groenlandaises.
Il existe également quelques cartes mentionnant le Vinland.
La plus célèbre ayant été récemment décrétée comme fausse après des décennies de doutes (notamment à cause du Groenland présenté comme une île, chose que les norrois ignoraient), la plus sûre reste la carte de Skálholt du XVIème siècle.
Cette carte est issue du travail de l'enseignant islandais Sigurdur Stefánsson qui étudia tous les documents de son époque pour identifier les sites découverts par les norrois dans l'Atlantique. Si la carte d'origine a maintenant disparu, des très nombreuses copies de ses étudiants ont survécues ainsi qu'une copie de 1690 de l’évêque de Skálholt, Thórdur Thorláksson qui figure dans la librairie royale du Danemark.
Cette carte est importante car elle présente bien les données apportées par les sagas ainsi que l'idée que les îles étaient en fait un continent. Mais surtout, elle a joué un rôle essentiel dans la découverte du site de l'Anse aux Meadows car, en comparant les coordonnées avec les cartes modernes, les chercheurs avaient situé le Vinland à l'extrémité de Terre-Neuve, poussant les archéologues à chercher plus attentivement à cet endroit.
On y voit d'ailleurs bien que le Vinland est une longue avancée de terre (en bas à gauche) séparée du continent où habitaient les skrælingar.
Une dernière donnée fut avancée récemment par la génétique. Dans une étude de 2010 menée par Agnar Helgason, une comparaison des mitochondries de familles islandaises a trouvé des similitudes avec les peuples natifs du Canada. En simplifié, cette étude a trouvé des preuves qu'une femme native du Canada est apparue aux alentours du Xème siècle dans l'arbre généalogique de familles islandaises.
Pour détailler un petit peu (mais pas trop), l'Islande est particulièrement isolée depuis toujours et est un terreau fertile pour les études concernant les évolutions génétiques puisque leur ADN ne se mélange que peu avec l'extérieur.
Les chercheurs ont donc étudié les mitochondries de 401 islandais car ces organites sont transmises pratiquement sans altérations uniquement par la mère et l'on peut donc facilement retracer leurs origines avec des éléments de comparaison.
Celle-ci a donc présenté des similitudes avec les mitochondries présentes uniquement chez les peuples d'Amérique du Nord. Comme leurs mitochondries sont proches, mais pas identiques, elles ont dû avoir une souche commune il y a plusieurs siècles qui a évolué séparément.
De plus, au vu des différences, les chercheurs avancent que la femme venait sûrement d'un peuple cousin des inuits mais disparu peu après l'arrivée des norrois.
Quoi qu'il en soit, des islandais ont des gènes amérindiens datant de plusieurs siècles avant 1700, une période durant laquelle on imagine difficilement ce qui aurait pu amener cette femme en Islande hormis une expédition norroise.
Rien n'est définitif et plusieurs facteurs sont à prendre en compte, notamment que seule la Saga d'Eiríkr le Rouge parle de quatre garçons natifs ramenés au Groenland, même si les contacts ont tout de même continué durant les siècles suivants.
Histoire d'amour ou raid pour ramener des esclaves ? Nous ne le saurons jamais. Mais, s'ils ne s'attendaient pas à ces résultats, les chercheurs n'ont finalement pas été réellement surpris et les ont rapidement acceptés comme logiques.
Mais au final, pour envisager la possibilité de ces expéditions, il faut surtout prendre en compte la mentalité des norrois de l'époque. Les sagas ne sont pas là pour raconter des récits fantastiques, mais pour transmettre le plus directement possible les faits tels qu'ils ont survécu jusqu'à leur rédacteur pour en conserver la mémoire.
De plus, cette découverte a de l'importance pour notre société actuelle, attachée à la mémoire d'une histoire que l'on nous a enseignée à l'école. Mais la société norroise, elle, n'avait aucun intérêt à imaginer des terres voisines qu'ils n'auraient pas fait l'effort de visiter.
Nous parlons ici d'un peuple de voyageurs qui a longé la totalité des côtes de l'Europe jusqu'à Bagdad et l'intérieur de l'actuelle Russie. Pour eux, il ne s'agissait que d'une nouvelle terre riche à exploiter pour compenser la pauvreté de leurs territoires.
Ils avaient l'habitude de découvrir de nouvelles îles et autres rivages peu habités et, puisqu'ils étaient conscients de ne pas connaître pas la totalité du Monde, arriver sur une terre peu exploitée à l'ouest n'était pas différent d'accoster sur une côte européenne non revendiquée. Leur seul intérêt envers le Vinland a toujours été la richesse et la (relative) disponibilité de ses terres.
Pourquoi donc inventer un récit qui n'aurait de l'importance que des siècles plus tard lorsque l'on chercherait à savoir qui fut le premier européen à poser le pied sur les terres des amérindiens ?
Et quand bien même on voudrait discuter de l'exactitude de la date en doutant que le point de départ furent les sagas, il reste un fait établi que les groenlandais ont continué à exploiter les terres du nord du Canada durant un long moment après les sagas, au moins jusqu'au XIIIème siècle comme l'a prouvé l'archéologie.
Pour finir sur les détails, il est également important de rappeler que le Groenland (dont personne ne dispute la découverte par les norrois à la même époque) fait de toute façon partie de la plaque continentale de l'Amérique du Nord. Il est d'ailleurs très proche du Canada et il est extrêmement peu probable qu'un peuple de voyageurs n'ait jamais eu la curiosité de suivre la suite d'îles le reliant au continent durant tous ses siècles d'occupation où les contacts avec les inuits deviendront réguliers.
Quoi qu'il en soit, le continent américain n'a pas été découvert par les norrois, cet honneur revient aux différents peuples venus d'Asie s'étant installés depuis plus de 40000 ans en traversant le détroit de Béring depuis la Sibérie.
Toutefois, il n'y a pratiquement aucun doute quant au fait que les scandinaves furent bien les premiers européens à y être arrivés et avoir interagi avec une culture locale près de cinq siècles avant l'arrivée de Christophe Colomb.
Aujourd'hui, les expéditions des groenlandais sont entrées dans la culture populaire, souvent pour offrir un spectacle d'action décomplexée qui en a hélas donné une vision faussée, aidant à l'incrédulité générale.
Pourtant, avant des films d'action comme Pathfinder, Il était une fois... les Amériques en parlait déjà en 1991 avec les connaissances archéologiques de l'époque (en réalité à chaque épisode, puisque l'on voit un knorr norrois dans le générique).
Heureusement, ces dernières années, avec le succès populaire des vikings, de plus en plus de personnes s'intéressent à leur histoire et l'existence du Vinland est de moins en moins remise en cause publiquement.
Dans un dernier article, nous reviendrons brièvement sur une oeuvre particulièrement réussie qui traite précisément de cette histoire et de la société norroise : Vinland Saga.
Il était une fois... les Amériques, générique chanté par Lisbeth Gillan - 1991, Albert Barillé, Procidis.
Ecrit par Anthony Barone dans Critiques le 22 Mai 2019
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