Summer in the Greenland coast circa year 1000 - 1875, Carl Rasmussen (1841–1893), huile sur toile, 105cm x 168cm, Bruun Rasmussen, Copenhagen, Danemark.
La Saga du Vinland - Eiríkr le Rouge et Leifr le Chanceux
Les vikings auraient été les premiers européens à poser le pied sur le continent Américain dès l'an mille.
Il s'agit d'une histoire que l'on voit encore trop souvent traitée dans les reportages comme "très étonnante" ou "potentiellement incroyable si elle est vraie" pour ménager la discutable mémoire d'un Christophe Colomb pourtant déjà condamné de son vivant par l'Espagne pour ses tortures et son administration tyrannique dans les colonies.
Il est donc temps de nous intéresser à ces voyageurs d'il y a plus de mille ans à travers les textes qui sont à l'origine de cette affirmation. Voyons si les faits concordent et s'il s'agit vraiment d'une histoire si surprenante : bienvenue dans les sagas du Vinland.
Avant toute chose, il faut refaire un point sur les "vikings", bien trop fantasmés par le grand public.
Mais il ne s'agit pas du sujet de cet article et il faudrait une chronique entière pour aborder tous les points intéressants et méconnus. Malgré tout, il est important de comprendre un minimum la société norroise pour notre sujet d'aujourd'hui.
En guise d'introduction, je laisse la parole au vidéaste Fabien Campaner pour un résumé de qualité des clichés que l'on a sur les vikings.
On va faire cours 5 - Les Vikings.
Maintenant que nous avons un contexte plus précis, revenons aux sagas.
Ce que l'on nomme la Saga du Vinland est en fait la compilation de deux textes distincts qui narrent chacun les voyages de groenlandais vers les terres de l'ouest qu'ils appelèrent le Vinland.
L'un se nomme La Saga des Groenlandais et l'autre, le plus connu et le plus long, est La Saga d'Eiríkr le Rouge.
Pour commencer : qu'est-ce vraiment qu'une saga ?
Venant du verbe segja (raconter), il s'agit de récits en prose entrecoupés de vers écrits en vieux norrois et souvent retrouvés en Islande narrant la vie et les exploits de personnalités importantes et historiques.
Il en existe trois types : celles écrites par les contemporains des protagonistes, celles décrivant la vie et l'histoire passée de familles ayant vécu au Xème ou XIème siècle et enfin celles des "temps anciens" dont les thèmes se rapprochent des mythes et légendes.
Le style est concis, clair et sobre et si certains faits ont pu être romancés avec la transmission orale, les auteurs (anonymes) les ayant couchés par écrit ne se permettent généralement ni embellissements ni réflexions personnelles. Au contraire, le sous-entendu est une composante importante qui participe souvent à installer une certaine ironie.
Ayant été écrites entre la fin du XIIème et le XIVème siècle alors que le christianisme s'installait dans les pays du nord, elles ne peuvent pas être prises pour argent comptant, le décalage avec les faits et l'influence d'une nouvelle religion ayant forcément altéré des détails.
Pour autant, les sagas viennent tout de même d'une volonté de ne pas trop en rajouter par rapport aux faits afin que la légende du sujet soit transmise en collant au plus proche de la réalité.
Si elles sont appuyées par des preuves archéologiques, elles peuvent donc servir de base à une recherche historique en assumant qu'il ne s'agit pas de contes montés de A à Z.
Et l'avantage des deux sagas qui nous intéressent aujourd'hui, c'est qu'elles sont remplies de dates, de lieux et de personnes facilement identifiables.
Les premières pages de La Saga d'Eiríkr le Rouge sont d'ailleurs remplies d’annotations précisant les dates de naissance ou de mort de l'arbre généalogique de la famille d'Eiríkr ainsi que les dates de batailles et les noms contemporains des lieux présentés.
S'il y a bien quelques incertitudes sur la correspondance entre certains personnages du récit et des homonymes historiques (les noms norrois ne sont pas extrêmement variés), il est facile de suivre la chronologie historique avec les dates et lieux avancés dans le texte en les comparant avec l'archéologie.
Maintenant que le contexte est posé, intéressons-nous à l'histoire de la famille d'Eiríkr à partir du milieu du IXème siècle.
Après une exposition de son arbre généalogique, la saga nous présente Thorvaldr, son père, qui doit fuir Jadarr (province de Norvège appelée aujourd'hui Jaerden) pour l'Islande avec sa famille à cause d'un meurtre qu'il avait commis.
Ils s'installent dans cette terre encore vierge (sa colonisation remonte au début du siècle) où Thorvaldr meurt avant qu'Eiríkr ne se marie et fonde sa propre ferme plus au sud. Là, ses esclaves provoquèrent un glissement de terrain accidentel (aisé sur ces terres volcaniques) sur le domaine d'un certain Valthjófr (les ruines de sa ferme sont encore accessibles aujourd'hui).
Un parent de la victime, Eyjólfr la Fiente, tua ces esclaves et Eiríkr le tua en retour avant de tuer Hrafn le Duelliste. C'est à partir de là que son surnom fera autant référence à sa barbe rousse qu'à son tempérament.
Condamné pour meurtre à son tour, il fut banni et colonisa l'Île aux Bœufs où il prêta des poutres à son ami Thorgestr, issu d'une prestigieuse lignée d'explorateurs.
Celui-ci ne les lui rendant pas, ils se battirent à mort d'abord entre familles puis par alliances, provoquant une petite guerre dans les îles du nord.
Pour cela, Eiríkr fut à nouveau banni. Cette fois, il décida de partir à la recherche d'une terre lointaine à l'ouest qu'un certain Gunnbjörn avait aperçue en dérivant.
Il finit par atteindre le Groenland dont il explora les côtes durant trois ans en les longeant d'Est en Ouest en passant par le Sud. Durant son trajet, il nomma la plupart des lieux qu'il visita et certains de ces noms sont encore usités aujourd'hui, d'où la présence de la racine "Eiríkr" dans nombre de lieux au-delà de l'Islande.
Après trois ans, son bannissement achevé, il retourna donc en Islande... où il se battit à nouveau contre Thorgestr. Mais sa défaite les réconcilia enfin. En 984, il monta alors une expédition pour aller coloniser sa nouvelle terre glacée qu'il appela Groenland (le Pays Vert) car, selon lui : "les gens auront fort envie d'y aller si ce pays porte un beau nom".
Le récit passe ensuite à la description de la vie d'un personnage important : Gudrídr. Cette jeune femme, née en 980 à Laugarbrekka en Islande, est présentée comme étant très belle, volontaire et difficile sur le choix de ses prétendants.
Elle migre avec sa famille au Groenland mais arrive lors d'une grande famine. Lors d'un rituel pour attirer les esprits, on lui demande de leur réciter un poème malgré son état de chrétienne. Le fait qu'elle accepte et que tous, enchantés par sa voix, déclarent que les esprits ont répondu à son appel illustre bien la cohabitation entre les religions qu'il pouvait y avoir à cette époque.
Après ce passage où on lui prédit un avenir et une descendance radieuse, elle continue son voyage avec sa famille pour rejoindre l'ami de son père, Eiríkr, qui leur offre des terres à leur arrivée.
Dans la Saga des Groenlandais, un chapitre parle alors d'un voyage d'un certain Bjarni Herjólfsson accompagné d'un moine ayant chroniqué le tsunami provoqué par un tremblement de terre de 985. Cet équipage, voulant rejoindre le Groenland depuis la Norvège, l'aurait manqué et continué vers l'ouest.
Il décrit alors précisément les terres inconnues qu'il longe en remontant vers le nord puis les trois grandes îles partant vers l'est jusqu'au Groenland. N'ayant pas confiance, Bjarni avait interdit de s'arrêter sur ces terres qu'il décrit comme boisées et sans montagne ni glacier. Arrivé chez Eiríkr, on se moqua de son absence de curiosité envers ces riches terres inconnues.
Nous rencontrons alors l'un des personnages les plus connus de ce récit : Leifr Eiríksson (adapté chez nous en Leif Erikson). Grand marin et commerçant respecté pour sa sagesse et sa compassion, il navigue régulièrement entre l'Islande, le Groenland et la Norvège où le roi lui demande de prêcher le christianisme dans son pays natal.
En 998 (ou 1002 selon la saga), Leifr décida de monter une expédition de trente-cinq hommes (dont un allemand) et entreprit de faire le chemin de Bjarni en sens inverse. Cette fois, Leifr nomma les îles qu'il rencontra.
La première, gelée, fut appelée Helluland (Pays des Pierres Plates) et les experts estiment qu'il s'agit de l'actuelle Île de Baffin.
La seconde était plate et couverte de forêt, il la nomma Markland (Pays des Arbres). Cette côte, c'est le Labrador canadien et, si Leifr ne s'attarda pas plus, les groenlandais continueront d'exploiter ses arbres longtemps après comme l'ont prouvé les fouilles archéologiques. Un document islandais de 1347 parle d'un bateau chargé de bois de retour du Markland ayant manqué le Groenland sur le chemin du retour à cause d'une tempête.
Après avoir dépassé le Markland, ils naviguèrent deux jours et deux nuits vers le sud-ouest avant de rejoindre une nouvelle terre et de s'engager profondément dans un chenal jusqu'à un lac. Là, ils décidèrent de passer l'hiver et érigèrent une grande maison.
Ils se nourrirent des plus gros saumons qu'ils aient pu voir et notèrent avec étonnement que la terre ne gelait pas en hiver et que l'herbe ne flétrissait pas. De même, les jours étaient bien plus longs qu'au Groenland ou en Islande. Il est même précisé que les jours les plus courts duraient de 9h à 15h30.
Durant cet hiver, Leifr divisa son équipage en deux pour instaurer quotidiennement une exploration poussée du pays par l'un des groupes qui pouvait aller jusqu'à une demi-journée de voyage du campement gardé par le reste de la troupe.
Un jour, Tyrkir l'allemand revint au campement en retard, mais il annonça avoir trouvé des champs entiers de vignes sauvages. De là, la fin de l'expédition se concentra sur la récolte de raisins et de sarments (également présent en grandes quantités) jusqu'à en remplir la chaloupe.
Ils repartirent pour le Groenland au printemps et Leifr nomma cette terre qu'il abandonnait "Vinland" : le Pays des Vignes.
Le Vinland, c'est Terre-Neuve. Si des doutes subsistent sur la localisation précise de leur point de chute, surtout à cause de l'absence de vignes, la description du temps d'ensoleillement correspond parfaitement à la région.
Dès 1914, après des années passées à étudier en détail les récits du voyage et les documents historiques, William A. Munn affirme ce qu'il écrira plus tard dans son livre Wineland Voyages: Location of Helluland, Markland & Vinland (publié en 1929) que l'emplacement d'au moins un campement norrois devait se situer dans la Baie des Pistolets ou dans Sacred Bay, à l'extrême nord de l'île.
C'est exactement à cet endroit que Helge et Anne Stine Ingstad découvrirent en 1960 les restes d'un campement norrois à l'Anse aux Meadows.
Les deux mille artéfacts archéologiques qui y furent retrouvés sont bien datés aux alentours de l'an 1000 grâce au radiocarbone. Certaines des pierres à feu en jaspe retrouvées venaient du Groenland, mais d'autres provenaient d'Islande, confirmant ainsi la venue de plusieurs expéditions distinctes.
Après trois excavations successives, le site est nommé au Patrimoine Mondial de l'UNESCO en 1978 et rebouché pour le protéger du flux touristique (même si les fondations sont toujours apparentes et visibles par le public).
Concernant l'absence de vignes sur cette île infertile, comme le laisse supposer le retard de l'allemand au campement, on suppose que les norrois ont dû remonter le Saint-Laurent pour les trouver. Par ailleurs, trois courges (la doubeurre) qui ne poussent que bien plus haut sur le fleuve furent retrouvées sur le site de l'Anse aux Meadows.
Une autre explication est que le mot norrois pour le raisin et les baies était le même (vínber, "baies à vin" que l'on retrouve en anglais en wineberry) puisqu'ils avaient l'habitude de fermenter différents types des baies en vin. Et s'il y a bien des vignes grimpantes (vitis riparia) sur le Labrador, si l'on parle de baies et non plus de vignes spécifiques comme on les imagine en France, leur présence dans la région est tout de suite plus importante.
Pour finir, il faut se rappeler que ce récit remonte à plus de mille ans et que les écosystèmes évoluent. Particulièrement en archéologie, l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence.
Au final, les experts ne sont simplement pas sûrs s'il s'agit du campement de Leifr ou de celui de Thorfinnr qui lui succédera. La subtilité étant que, selon la saga, ce dernier prend le campement de Leifr comme base. Un autre site probable serait situé en Nouvelle-Écosse, mais aucune trace archéologique n'a été trouvée pour le moment.
Quoi qu'il en soit, quelques années avant l'an mille, le premier européen avait posé le pied sur le continent américain.
Erik the Red by JFoliverasl
Lors de son retour, Leifr découvrit une épave non loin du Groenland et offrit son aide à l'équipage.
Le chef de l'expédition, un norvégien nommé Thórir ayant épousé Gudrídr le remercia chaleureusement et Leifr gagna un surnom qu'il gardera jusqu'à la fin de sa vie : le chanceux.
Mais après être retournés au Groenland, une épidémie se déclencha et Thórir succomba ainsi qu'Eiríkr le Rouge.
En devenant le nouveau souverain légitime du Groenland, Leifr abandonne sa vie d'aventurier, mais la légende du Vinland ne fait que commencer à travers les récits de sa fructueuse expédition.
Et comme nous le verrons, il ne sera pas le dernier à emprunter le trajet vers les terres de l'ouest.
Ecrit par Anthony Barone dans Critiques le 8 Mai 2019
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