Black Mountain Unicorn 2 by Sandara
Mythes ou Préhistoire ? - La Licorne et la Bible
Nous avons vu dans le précédent article que la licorne est née de descriptions prises dans un sens trop littéral de rhinocéros indiens. Si bien qu'au début de notre ère, "l'âne d'Inde" a été vu de nombreuses fois et personne ne doute de son existence, car il est considéré comme un animal comme les autres bien qu'éloigné du continent européen.
Mais son histoire va changer radicalement à travers un curieux choix de traduction.
Abordons donc le troisième relais de notre téléphone arabe (maintenant habituel) après les grecs puis les romains qui va créer une créature mythique à partir d'un animal bien connu.
-Et puisqu'on en parle souvent, autant en profiter : le jeu du téléphone arabe apparaît dans les années 60-70 et son nom français vient de l'idée que les peuples d’Afrique du Nord se transmettent (mal) les informations essentiellement de bouche à oreille. Mais dans la plupart des autres pays, ce jeu s'appelle le "téléphone cassé" ou "téléphone sans fil".
Le véritable tournant dans l'histoire de la licorne intervient donc lorsqu'elle apparaît dans la Bible hébraïque.
En effet, un symbole de la puissance divine y apparaissant neuf fois est le buffle (écrit re'em en hébreu) mais au IIème siècle avant notre ère, les juifs helléniques d'Alexandrie voulant traduire la Bible dans leur langue choisirent le terme "monoceros", maintenant plus populaire depuis qu'Aristote l'a cité.
Il est aujourd'hui communément accepté que la vraie origine du re'em est en réalité l’aurochs (Bos primigenius), disparu au XVIIème siècle. En effet, selon le zoologiste Johann Ulrich Duerst, le mot viendrait de "rimu", un mot akkadien (langue de Mésopotamie parlée entre le IIIème et Ier millénaire avant notre ère) désignant cet énorme bovidé ancêtre de la plupart des bovins domestiqués (ce qui rejoint donc la notion de puissance primordiale de la Bible).
Cette traduction, optant pour un animal unicorne, peut soit venir d'un choix conscient de vouloir symboliser le dieu unique ou simplement de l'interprétation des illustrations de profil des re'em ne montrant qu'une seule corne.
Quelques siècles plus tard, au IIème siècle de notre ère, si le judaïsme rejette la traduction hellénique de la Bible (appelée Septante) pour revenir à l'hébreu, le christianisme produit une version en latin traduite à partir de la version grecque.
Devenant la Vetus Latina ("Vieille Latine"), cette version s'opposera un temps à la Vulgata, traduite directement de l'hébreu d'origine. Toutefois, la Vulgata finira par s'imposer dans les églises grâce à son aura plus "pure" malgré des résultats très proches.
Comme vous vous en doutez, avoir deux traductions successives est rarement une bonne idée et le monoceros devint donc "unicornis" ou "rhinocerotis" dans la Vetus Latina. Ces mots désignant exclusivement des créatures symbolisant la puissance de Dieu, il devient alors difficile de faire le rapprochement entre les ânes d'Inde, animaux "communs", et les unicornis, symboles du dieu chrétien.
Monty Python's Life of Brian, la leçon de latin - 1979, Terry Jones, Monty Python Pictures.
À partir de ce moment, la licorne va s'ancrer en tant que créature mythique dans l'imaginaire collectif et plus encore lors de la parution du premier bestiaire chrétien écrit en grec au IIème siècle puis traduit en latin au IVème siècle : le Physiologos.
Compilation de récits écrits à Alexandrie, le Physiologos décrit aussi bien la faune et la flore courante que des créatures mythiques comme le griffon ou le phoenix. Sa différence avec d'autres bestiaires est son insistance sur la signification morale de l’existence de chaque créature, bien plus développée que la description en elle-même.
De ce fait, la première description de l'unicorne en tant que créature fantastique sera chargée de symbolisme chrétien à travers la description de sa capture qui apparaît pour la première fois.
Mais comme il est difficile de paraphraser le texte sans tomber dans l'interprétation afin de lui donner un éventuel sens, nous allons juste laisser l'extrait ici :
"Ils envoient vers lui une vierge immaculée et l'animal vient se lover dans le giron de la vierge. Elle allaite l'animal et l'emporte dans le palais du roi. L'unicorne s'applique donc au Sauveur. « Car dans la maison de David notre père a fait se dresser une corne de salut ». Les puissances angéliques n'ont pas pu le maîtriser et il s'est installé dans le ventre de Marie, celle qui est véritablement toujours vierge, et le verbe s'est fait chair, et il s'est installé parmi nous ». Il en va de même aussi de notre Seigneur Jésus Christ, unicorne spirituel, qui, en descendant dans le ventre de la Vierge, prit chair en elle, fut pris par les Juifs et condamné à mourir sur la croix. "
-Personnellement, j'essaye encore de comprendre à la fois l'image visuelle et symbolique... Mais il faut croire qu'elle était plus claire à l'époque.
En effet, car le Physiologos sera la base qui influencera pratiquement tous les bestiaires et artistes du Moyen-Âge qui représenteront des licornes à partir du XIIIème siècle.
Malgré l'interdiction progressive du livre par des papes le jugeant païen, la forte symbolique chrétienne de l'unicorne la sauvera de l'oubli. Toutefois, étant essentiellement représentée dans les bestiaires et les tapisseries, elle ne reste connue que des lettrés malgré quelques influences dans les contes courtois comme La Dame à la licorne et le Chevalier au lion de Blanche de Navarre.
Il s'agit là d'un parfait contre-exemple au cas des gobelins. Comme nous l'avons vu, ceux-ci, issus d'un bouche à oreille populaire, ont rapidement évolué en différentes "familles" par manque d'encadrement à travers des récits écrits.
À l'opposé, la licorne était réservée à une fraction très réduite de la population médiévale, qui plus est, à travers des textes précis et se recoupant souvent entre eux.
Plus la population concernée est réduite, plus les chances qu'apparaisse une "mutation" aléatoire sont réduites. La licorne ne variera donc pratiquement plus durant de nombreux siècles, ancrant durablement son image dans l'esprit collectif.
D'autant que son attachement chrétien et sa pureté faisaient d'elle un symbole de choix pour être associée à la noblesse (notamment à travers l'héraldique). Reprendre ces récits dans un conte populaire aurait été perçu comme tenter de s'approprier ou de se moquer d'un symbole réservé aux nobles.
Poster by Sandara
Ci-dessous, les six pièces composant la tapisserie de La Dame à la Licorne créée au XVIème siècle et conservée au musée national du Moyen Âge de l'hôtel de Cluny, à Paris.
La fin du XIIIème siècle nous apporte toutefois un nouveau témoignage direct de la licorne (définitivement très proche d'un rhinocéros indien) à travers le célèbre Devisement du Monde (ou Livre des Merveilles) dicté par Marco Polo à son retour de la cour de l'Empereur de Chine, Kubilai Khan, petit fils de Gengis Khan, en 1298.
"...à peine moins gros qu’un éléphant, avec le poil du buffle, le pied comme celui de l’éléphant, une très grosse corne noire au milieu du front. Il ne fait aucun mal aux hommes ni aux bêtes avec sa corne, mais seulement avec la langue et les genoux, car sa langue est couverte d'épines très longues et aiguës. Quand il veut détruire un être, il le piétine et l’écrase par terre avec les genoux, puis le lèche avec sa langue. Il a la tête d'un sanglier sauvage et la porte toujours inclinée vers la terre. Il demeure volontiers dans la boue et la fange parmi les lacs et les forêts. C’est une vilaine bête, dégoûtante à voir. "
Si la licorne fut aussi longtemps considérée comme parfaitement réelle, c'est que, en plus des témoignages des voyageurs allant jusqu'en Inde, il existait depuis le XVème siècle un commerce de leurs cornes.
La plupart furent rapportées en Europe par les commerçants vikings qui chassaient le narval (Monodon monoceros) depuis le Danemark jusqu'au Groenland en passant par l'Islande où ils avaient installé des colonies.
La "corne" torsadée de ce cétacé est en réalité une incisive supérieure gauche permettant au mammifère de mieux identifier la pression ou la salinité de l'eau grâce à ses nombreuses terminaisons nerveuses.
Malgré la rareté de l'animal, récupérer sa défense était très lucratif, car elle peut aller jusqu'à trois mètres, permettant ainsi de potentiellement la découper en tronçons pouvant être revendus à prix d'or aux guérisseurs qui la réduisaient ensuite en poudre pour prétendument détecter ou soigner le poison.
Encore plus rare (et donc plus cher), la corne entière pouvait être achetée et certaines enseignes de pharmacies affichaient fièrement leur propriété pour affirmer leur prestige.
Dans les objets les plus prestigieux issus de cette défense, on peut trouver la garde et le fourreau de l'épée de Charles le Téméraire, le trône des rois du Danemark, le sceptre et la couronne impériale autrichienne sans parler des nombreuses coupes royales dans toute l'Europe censées détecter la présence de poisons.
Sous la reine d'Angleterre Elizabeth I en 1558, la corne du trésor royal sera estimée à 100 000 livres, ce qui représentait environ le prix d'un comté.
Pourtant, dès le début de ce commerce, beaucoup se demandaient comment un animal censé faire la taille d'un chevreau pouvait porter une corne de trois mètres tout en restant aussi discret dans ces pays du nord d'où provenaient étrangement tous les exemplaires de cornes.
La première observation écrite désignant clairement le "Narwhal" datera de 1607 après de nombreux témoignages de marins (autres que vikings) parlant de monocéros ou unicorne des mers et instillera les premiers doutes. Finalement, en 1704, il est officiellement reconnu que les cornes de licornes du commerce sont bien des défenses de narval. Les licornes seront dès lors progressivement considérées comme fictives après l'abandon immédiat du commerce de sa "corne".
-Probablement en réaction de rejet après s'être fait tromper aussi longtemps pour d'aussi fortes sommes.
Il faudra attendre le XIXème siècle pour que la culture populaire s'approprie enfin la licorne, notamment au travers du conte de 1812 des frères Grimm Le Vaillant Petit Tailleur.
S'il est quelque peu tombé dans l'oubli populaire aujourd'hui, le personnage du petit tailleur qui surmonte les épreuves grâce à son astuce fut un personnage récurrent et très apprécié des contes des frères Grimm. Vainquant ses ennemis grâce au bluff ou en les laissant surestimer sa puissance réelle, le petit homme parti à l'aventure après avoir fièrement tué sept mouches d'un seul coup réussira finalement à vivre une vie d'exploits sans jamais avoir à combattre.
Même si aucune source ne vient confirmer cette hypothèse, les similitudes avec Bilbo Baggins dans The Hobbit de J.R.R. Tolkien sont telles qu'il est difficile de ne pas envisager d'y voir une source d'inspiration majeure (encore plus évidente avec la scène de la dispute des trolls directement tirée du moment où le petit tailleur pousse des géants à s’entretuer en se disputant).
L'année suivant la parution du Hobbit verra d'ailleurs une adaptation télévisuelle directe du Vaillant Petit Tailleur qui lui donnera une dernière apparition populaire (pour le moment).
C'est donc en 1938 que les studios Disney réaliseront cette adaptation nommée Brave Little Tailor où Mickey prendra le rôle du tailleur pour vaincre un géant afin d'obtenir la main de la princesse Minnie.
Tout cela pour dire que ce conte et son personnage furent très longtemps appréciés et c'est en grande partie sa présence dans ce recueil de récits empreints de féerie nordique que l'imaginaire collectif associera la licorne aux récits saxons et non pas grecs ou chrétiens (et encore moins indiens).
-Comme quoi, on peut résister aux influences pendant des siècles jusqu'à ce que le peuple s'en empare et balance tout aux oubliettes.
Nous finirons notre tour de l'histoire des licornes dans le prochain article où nous reviendrons sur le XXème et XXIème siècle... avec un crochet pour une époque où l'Homme nous a laissé des traces de la licorne originelle avant même de savoir écrire.
Ecrit par Anthony Barone dans Bestiaire le 02 Mars 2018
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