Sinbad the Sailor - Richard Wallace, 1947
Les Mille et Une Nuits - Une histoire d'adaptations
Après Aladdin et la Lampe Merveilleuse, nous allons voir avec Sinbad le Marin que, depuis Antoine Galland qui a "ressuscité" les Mille et Une Nuits, l'essence même du conte est dans ses origines multi-culturelles.
Voyons à présent d'un peu plus près sa deuxième œuvre en lien avec la Chine afin de débattre sur l'utilité des adaptations des Studios Disney.
Sinbad Cover Art by ChekydotStudio
Sinbad le Marin nous conte l'histoire d'un jeune homme ruiné et avide d'aventures qui prendra le large pour refaire sa fortune. Durant sept voyages se déroulant pendant la période Abbasside (781-835) et essentiellement dans l'océan Indien, Sinbad affrontera de nombreuses épreuves, échappant aussi bien à de "simples" cannibales qu'à des cyclopes ou des rocs (oiseaux gigantesques qui se nourrissent en enlevant des chameaux). Finalement riche et repu de ses voyages (malheureux pour la plupart), il finit par rentrer pour de bon dans sa ville natale avec sa seconde femme où il coule des jours heureux. Les récits sont narrés par Sinbad lui-même qui les conte à un jeune livreur désabusé pour lui expliquer que l'on peut forger sa propre richesse malgré ses origines modestes si l'on a assez de courage et de volonté.
-Si cette fois, le Sinbad du récit est bien originaire de Bassorah en Irak, son modèle le plus probable est sans doute l'un des plus grands explorateurs chinois : Zheng He.
Le conte perse d'origine remonte aux environs de 837, mais il est très probable qu'Antoine Galland l'ait amélioré pour son adaptation en axant ses différentes inspirations (récits fantastiques de marins et aventures mythologiques comme l'Odysée d'Homère) autour du modèle de Zheng He.
Celui-ci était un eunuque musulman ayant vécu entre 1371 et 1433 dont le titre honorifique bouddhique était Sinbao (ou Sanbao, "Trois Joyaux"). Il y a beaucoup trop à dire sur ce héros de l'histoire chinoise et il faudra se contenter d'un vague résumé.
Fils du gouverneur du Yunnan, il fut enlevé puis castré par l'armée impériale lors de son invasion de la province. Il gravit peu à peu les échelons jusqu'à devenir un proche du prince Zhu Di qui deviendra le troisième Empereur de la dynastie Ming. Celui-ci voulait agrandir les limites de l'influence chinoise et nomma Zheng He amiral de la flotte impériale malgré sa totale inexpérience de la mer. Il construisit une flotte si imposante qu'elle diminuera de moitié la superficie des forêts du sud de la Chine puis effectua sept voyages dans l'océan Indien.
À son apogée, la flotte comptait près de 70 bateaux géants et 190 plus petits pour 28 000 hommes. Après avoir réuni les vestiges (dont un énorme gouvernail) et les textes officiels de l'époque, les spécialistes supposent que ces vaisseaux atteignaient au moins les 60 mètres de long. Mais le vaisseau principal atteignait environ les 125 mètres de long pour 50 mètres de large.
Ces voyages ne débouchèrent pas sur de nouvelles conquêtes de la Chine, mais ils ouvrirent de nouvelles voies commerciales et mirent fin aux activités de nombreux pirates qui rendaient toute navigation impossible depuis longtemps. Au final, Zheng He atteignit aussi bien la Malaisie, l'Inde et l'Indonésie que la péninsule arabique, l'Egypte et le Mozambique et marqua les esprits des pays qu'il visita.
En tant que musulman, il était très fier d'avoir visité la Mecque comme son père et son grand-père avant lui, mais après sa mort, il devint lui-même l'objet d'un culte dans le sud de la Chine et en Indonésie. De nombreux temples lui sont encore aujourd'hui dédiés dont le plus célèbre est le Sam Poo Kong à Semarang en Indonésie.
La girafe ramenée par Zheng He à la cour Chinoise - Reproduction du XVIème siècle d'une peinture sur soie de 1414, 80x40.6cm, Philadelphia Museum of Art, Etats-Unis.
Au cours de son histoire, la Chine n'envoya que très peu d'expéditions hors de ses frontières, on peut donc comprendre que la soudaine venue en Afrique d'une des plus importantes flottes de l'humanité eut fait une grande impression sur l'imaginaire local. D'autant que ces explorateurs diplomates étaient chargés de cadeaux n'ayant culturellement rien en commun avec les pays qu'ils ont visités. De son côté, Zheng He ramena de nombreux cadeaux, notamment d'Afrique, dont des autruches, des zèbres, des chameaux et une girafe qui alimenteront à leur tour l’imaginaire chinois.
-Mais on en reparlera, c'est ça ?
Bien entendu, il est impossible de prouver le lien entre Sinbad et Zheng He, mais les similitudes entre leur nom, leur religion (relativement rare parmi les personnages aussi influents de la région) et les sept expéditions/voyages permettent au moins de se demander si Antoine Galland, en tant que spécialiste de l'Orient, n'avait pas entendu parler de Zheng He avant d'écrire sa version remaniée du conte perse.
Maintenant que nous avons vu les origines de deux des contes les plus populaires des Mille et Une Nuits, revenons dans les années 90. En 1992, les Studios Disney présentent leur 31ème Classique d'Animation, Aladdin. À l'instar d'autres de ses adaptations, Disney réalise en réalité un mélange entre l'œuvre d'origine dont le titre est issu (Aladdin et la Lampe Merveilleuse) et un autre récit qui se fait plus discret dans la communication autour du film (comme Le Roi Lion de 1994 qui reprend autant le manga Le Roi Leo d'Osamu Tezuka de 1950 que Hamlet de Shakespeare de 1603). Pour Aladdin, ce second récit est un mélange des deux premières versions du Voleur de Bagdad (The Thief of Bagdad), sorti d'abord aux Etats-Unis en 1924 puis réadapté en 1940 au Royaume-Uni. Beaucoup d'éléments ont inspiré Aladdin comme l'idée que le personnage principal, Ahmed, cache son statut de voleur en se faisant passer pour un prince afin de conquérir la princesse dans la première version. Mais les reprises les plus évidentes sont le grand vizir, Jaffar, et le compagnon du héros, un petit voleur nommé Abu.
Le film d'animation de 92 est une grande réussite dans son travail d'adaptation. Il permet de moderniser les deux récits en abordant des idées et des valeurs plus complexes et ancrées dans l'époque de sa sortie. La princesse Jasmine est une femme charismatique et volontaire qui a le courage de s'opposer à son père et aux traditions datées, à l'opposé de Bradoulboudour et de la princesse du Voleur de Bagdad qui n'est même pas nommée. Le message du film, porté sur la valeur de l'individu indépendamment de sa position sociale, ressort clairement du récit malgré son absence dans le conte originel alors que le contexte s'y prêtait déjà bien.
L'idée de limiter les vœux à trois permet de leur donner une importance et un poids crucial et rejoint l'idée des trois vœux classiques des contes européens où le troisième est généralement là pour défaire les deux premiers. Ici, le dernier vœu d'Aladdin, purement altruiste, lui permet de se racheter une conscience après ses choix égoïstes.
Bien entendu, il est impossible de ne pas mentionner l'importance capitale de l'humour de l'immense Robin Williams qui incarna le Génie. C'était en réalité le premier personnage créé pour le film et il s'agissait de la première fois où le studio demandait à une personnalité de participer au doublage et communiquait sur ce fait pendant la promotion du film. L'acteur improvisa ensuite plus de 16 heures de dialogues pour une heure et demie de film qui n'eut qu'à s'animer autour de ce doublage.
D'un point de vue culturel, l'idée de relocaliser l'action du film dans un pays imaginaire inspiré de la culture arabe et non plus chinoise, permet un contexte plus simple ainsi que l'ajout d'autres éléments fantastiques issus de cette culture comme le tapis volant. Il permet surtout de la populariser à nouveau, son image de l'époque étant encore écorchée par la guerre du Golfe de 90-91. Le monde entier sortant d'images quotidiennes de combats sanglants dans des villes en ruine dans un désert aride, l'idée d'une culture riche et propice à l'évasion se faisait lointaine.
Le film aura un immense succès au box-office. Étant le plus gros succès de 1992, il fera 504 millions d'entrées pour 217 millions de dollars de recettes puis sera récompensé par un Oscar, un Golden Globes et un Grammy Award pour sa bande originale et ses chansons. De plus, une idée reçue voudrait que les films Disney ayant un personnage principal féminin soient moins populaires que leur contrepartie masculine. C'est pourtant seulement le premier film Disney avec un personnage principal masculin ayant eu un grand succès depuis Pinocchio et Peter Pan.
Ce succès a une conséquence importante : il popularise à nouveau Les Mille et Unes Nuits durant une grande partie des années 90. Beaucoup de nouvelles adaptations plus ou moins réussies et confidentielles d'autres contes fleuriront par conséquent durant cette période et beaucoup d'enfants découvriront par ce biais tout un pan de la culture orientale.
Maintenant, revenons à notre décennie où les Studios Disney ont donc décidé de réaliser une nouvelle adaptation de leur film d'animation de 1992.
Puis intéressons-nous aux deux derniers films sortis ces dernières années issus de classiques d'animation Disney : Le Livre de la Jungle et La Belle et la Bête. Ces films ne sont pas de mauvais films, ils sont même assez sympathiques, mais le point qui nous dérange ici est qu'ils n'apportent pratiquement rien à leur "œuvre d'origine".
Rappelons que l'idée de Walt Disney derrière sa collection des "Classiques Disney" était principalement de faire redécouvrir des oeuvres classiques en adaptant la narration à son époque. Il n'a jamais prétendu vouloir reprendre fidèlement chaque œuvre qu'il adaptait, il créait simplement un vibrant hommage réécrit à sa façon pour adapter les enjeux du récit à son époque.
Car finalement, sinon, quel en serait l'intérêt ? Comme le dit le François Theurel dans ses deux excellentes chroniques sur les remakes, si c'est pour faire un copier-coller d'une œuvre sans y ajouter quoi que ce soit, autant revoir le film d'origine. Et c'est particulièrement vrai dans le cas des films d'animation qui vieillissent beaucoup mieux grâce à leur esthétique qui ne dépend que peu ou pas de la technologie au moment de sa conception.
En revanche, on pourrait facilement pointer du doigt de nombreux films encore populaires malgré leur vision dépassée des femmes ou du racisme. Pourquoi ne pas en profiter pour en faire de nouvelles versions qui corrigeraient le tir tout en l'adaptant à notre société ? Une nouvelle œuvre apparaîtrait alors, différente de sa première adaptation, ayant sa propre identité et apportant un nouveau regard sur le même récit d'origine.
Le Fossoyeur de Films 14.1 - Les mauvais remakes
Le Fossoyeur de Films 14.2 - Les bons remakes
Nous avons choisi de faire cette mini chronique sur Aladdin, car ces derniers temps, une vague de remakes sans ajouts se fait de plus en plus importante dans l'industrie cinématographique. Pire, Hollywood et studios français recommencent à adapter des œuvres d'autres continents sans autres changements que de prendre des acteurs principaux caucasiens. Adapter une œuvre issue d'un contexte culturel totalement différent est une très bonne idée (et a souvent été très bien fait comme récemment avec Edge of Tomorrow issu du roman japonais All You Need is Kill) mais seulement avec des changements pertinents. Pas simplement avec l'argument qu"il faut un acteur caucasien pour que le public s'identifie à lui" ou "ça n'était pas si joli alors on va faire exactement pareil mais juste plus beau".
Si beaucoup de puristes ne tolèrent pas le moindre écart de la version qu'ils connaissent, beaucoup plus comprennent que pour apprécier à nouveau une œuvre (ou même lui donner une nouvelle saveur qu'elle n'avait pas à la base), il faut lui donner un nouvel angle d'approche.
Finalement, ces adaptations trop fidèles ont tendance à décevoir tout le monde puisque le produit est trop proche de la version que l'on connaît déjà. Ceux qui veulent du neuf sont déçus et les rares changements perturbent les aficionados, à l'image de la polémique d'Aladdin sur l'origine ethnique d'une actrice (qui est donc pourtant plus proche de la localisation du conte d'origine).
Et dans le cadre des films de Disney, quitte à faire un remake, il est vraiment dommage de ne pas profiter de l'évolution des sociétés pour en faire des versions vraiment différentes car il y a un grand potentiel dans ce contexte mondial où partager d'autres points de vue devient vital.
Bien entendu, au final, peu importe toutes ces questions. Si le film est bien raconté, il sera appréciable sur le moment. Mais la question se pose pour sa postérité et l'opportunité perdue de faire passer un nouveau message et une vision propre à chaque réalisateur.
On l'a vu, Les Mille et Une Nuits est le produit de nombreuses adaptations, modernisations et acculturations depuis plus de mille deux cents ans. Mêlant contes persans, arabes, indiens, chinois parfois adaptés en partie par français et américains, il fut sauvé plusieurs fois de l'oubli par ces réappropriations populaires tout autour du globe.
Cette continuelle modernisation lui a donné à chaque fois un nouveau souffle et lui permet de rester encore important dans notre culture mondiale, il s'agissait donc de l'exemple parfait pour illustrer l'importance du renouveau et du brassage culturel dans l'histoire de l'imaginaire. Et j'espère que ses nouvelles versions à venir feront donc honneur à son histoire.
Jasmine by DonatellaDrago
-Les classiques sont des trésors de l'histoire de l'humanité qui doivent être préservés. Mais sans nouvelle vision pour les transmettre plus facilement à la génération future qui sera ainsi curieuse de découvrir l'origine, ils seront vite considérés comme obsolètes. Et un jour, lorsqu'ils seront trop en décalage avec la société, la transmission populaire s'arrêtera pour qu'ils rejoignent la très longue liste de récits connus uniquement d'une poignée d'érudits.
Merci d'avoir suivi cette mini série légèrement différente de par sa conclusion moins factuelle et plus personnelle, mais qui me tenait à cœur. J'espère qu'elle vous aura aidé à porter un nouveau regard sur les Mille et Une Nuits et à ses adaptations. En attendant la sortie du film, que j'espère réussi (après tout, le réalisateur, Guy Ritchie, a montré qu'il pouvait très bien moderniser un classique à travers sa version de Sherlock Holmes de 2009), nous nous retrouverons rapidement pour un nouvel article.
Ecrit par Anthony Barone dans Contes et Légendes le 2 Novembre 2017
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